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CE, 21 octobre 2024, n°487929, Grand port maritime de Bordeaux, classé B

Commentaire par François Lichère, professeur agrégé de droit public

La personne publique ne peut invoquer la théorie civiliste du créancier apparent en présence d’escroc ayant usurpé l’identité de son créancier, mais seulement rechercher leur responsabilité respective.

Sommaire de L'Essentiel du Droit des Contrats Publics - Octobre 2024

Commentaires de textes ou décisions
 

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CE, 21 octobre 2024, n°487929, Grand port maritime de Bordeaux, classé B
La personne publique ne peut invoquer la théorie civiliste du créancier apparent en présence d’escroc ayant usurpé l’identité de son créancier, mais seulement rechercher leur responsabilité respective.

 

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Décision commentée :

CE, 21 octobre 2024, n°487929, Grand port maritime de Bordeaux, classé B

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Commentaire de la décision :


Le contexte est important ici. La société titulaire du marché avait perçu un versement initial d’un montant de près de 400 000 euros correspondant à la situation n° 1, mais n’avait pas perçu les acomptes suivants correspondant aux situations nos 2, 3 et 4 aux échéances convenues. Le Grand port maritime de Bordeaux lui avait fait savoir ensuite que, victime d’une escroquerie, il avait procédé au virement des sommes dues sur un compte bancaire frauduleux puis lui avait indiqué qu’il estimait que ces versements étaient libératoires et refusé en conséquence de procéder à tout nouveau paiement à son profit. Le tribunal administratif de Bordeaux, la Cour administrative d’appel de Bordeaux et le Conseil d’État donnent tort à la personne publique.

Le raisonnement du Conseil d’État est donc ici double. En premier lieu :

« il appartient à une personne publique de procéder au paiement des sommes dues en exécution d’un contrat administratif en application des stipulations contractuelles, ce qui implique, le cas échéant, dans le cas d’une fraude tenant à l’usurpation de l’identité du cocontractant et ayant pour conséquence le détournement des paiements, que ces derniers soient renouvelés entre les mains du véritable créancier. La personne publique ne peut ainsi utilement se prévaloir, pour contester le droit à paiement de son cocontractant sur un fondement contractuel, ni des dispositions de l’article 1342-3 du code civil relatives au créancier apparent, qui ne sont pas applicables aux contrats administratifs, ni des manquements qu’aurait commis son cocontractant en communiquant des informations ayant rendu possible la manœuvre frauduleuse ».


Les raisons ayant conduit au refus d’appliquer cet article du Code civil sont, à la lecture des conclusions du rapporteur public, principalement liées à l’existence du décret n° 2012-1246 du 7 novembre 2012 relatif à la gestion budgétaire et comptable publique qui fait obligation de vérifier la régularité du paiement et qui renvoie à certains articles du Code civil, mais pas à l’article 1342-3 (ex. article 1240). L’argument est de poids, même si l’on peut remarquer que tous les contrats administratifs ne sont pas passés par des personnes soumises à la comptabilité publique (certains EPIC et les contrats administratifs entre personnes privées). Il notait aussi que plusieurs CAA se sont prononcées en ce sens et que, si plusieurs cours d’appels ont admis la théorie du créancier apparent, sauf négligence de la victime, la Cour de cassation ne s’est pas encore prononcée sur le point de savoir si l’article 1342-3 précité peut s’appliquer en cas de fraude.

Le Conseil d’État estime ensuite qu’« Il résulte de ce qui a été dit au point précédent, d’une part, que la cour administrative d’appel de Bordeaux n’a pas commis d’erreur de droit en ne recherchant pas si, en l’espèce, le Grand port maritime de Bordeaux avait procédé, de bonne foi, aux paiements litigieux à un créancier apparent au sens de l’article 1342-3 du code civil ». Le rejet de la notion de bonne foi ne doit pas être perçu comme général : il peut s’expliquer par les circonstances de l’espèce.

On en veut pour preuve que, de la même manière, la personne publique ne peut ici invoquer le principe suivant lequel une personne publique ne peut être condamnée à verser une somme qu’elle ne doit pas nous dit un peu plus loin le Conseil d’État. En effet, « le Grand port maritime de Bordeaux n’a pas été libéré de son obligation de paiement en versant les sommes dues à l’auteur de l’escroquerie dont il a été victime ».

En deuxième lieu :

« la personne publique, si elle s’y croit fondée, peut rechercher, outre la responsabilité de l’auteur de la fraude, celle de son cocontractant, en raison des fautes que celui-ci aurait commises en contribuant à la commission de la fraude, afin d’être indemnisée de tout ou partie du préjudice qu’elle a subi en versant les sommes litigieuses à une autre personne que son créancier. Le juge peut, s’il est saisi de telles conclusions par la personne publique, procéder à la compensation partielle ou totale des créances respectives de celles-ci et de son cocontractant ».


On pourrait croire qu’il ne s’agit finalement que des deux revers d’une même médaille : les juridictions judiciaires font jouer le créancier apparent, sauf négligence de la victime, alors que les juridictions administratives ne le font pas, mais ouvrent droit à l’engagement de la responsabilité du créancier s’il a contribué à la commission de la fraude. Mais outre le fait que dans le premier cas on vise la faute de la victime de la fraude et dans le deuxième celle du cocontractant, la différence tient surtout à la charge de la preuve.

Cela étant, l’arrêt commenté n’illustre pas si ces possibilités ont pu être mises en œuvre, s’agissant d’un arrêt de cassation. La lecture de l’arrêt d’appel nous apprend que le tribunal administratif a condamné la personne publique à indemniser le requérant de la totalité des sommes réclamées, soit 1 095 138 euros, assorti des intérêts moratoires. On suppose que la personne n’avait pas mis en œuvre un appel en garantie. Quant à la recherche de la responsabilité de l’escroc, elle risque d’être hypothétique et le Grand Port va probablement devoir assumer seul l’escroquerie d’environ 700 000 euros…

Finalement, si la solution se conçoit ne serait-ce qu’au regard de la force obligatoire des contrats, elle ne peut s’expliquer par la protection des deniers publics qui aurait plutôt poussé à appliquer l’article 1342-3 du Code civil. Surtout, le rejet de l’application de cet article aurait plutôt pu se justifier en tant qu’il n’était pas applicable dans le cas de fraudes ou d’escroqueries plutôt qu’en tant qu’il était non applicable aux contrats administratifs puisqu’on ne voit pas ce qui peut justifier de ne pas appliquer par principe la théorie du créancier apparent tout comme celle du mandataire apparent aux contrats administratifs.

Cette affaire et les conclusions viennent aussi rappeler l’importance de la nécessité de vérifier la régularité de la dépense. Ainsi, il peut arriver en pratique que le titulaire du marché soit mis en faillite, mais crée une société presque à l’identique et envoie des factures pour la poursuite de l’exécution du marché. Il convient, pour le responsable de la personne publique, d’être vigilant, car non seulement il y a substitution du titulaire sans remise en concurrence non justifiée au regard des règles de modification des contrats de la commande publique, mais encore risque que le comptable public refuse le paiement. L’entreprise devrait alors se retourner vers la personne publique pour enrichissement sans cause.
 
François LICHERE
Professeur agrégé en droit public