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CE, 17 mars 2025, n° 491682, Société Eiffage Construction Sud-Est, classé B

Commentaire par François Lichère, professeur agrégé de droit public

Le titulaire d’un marché de travaux à prix global et forfaitaire a droit au paiement des travaux supplémentaires faits à la demande, même verbale, du maître de l’ouvrage ou du maître d’œuvre.

Sommaire de L'Essentiel du Droit des Contrats Publics - Avril 2025

Commentaires de textes ou décisions
 

CE, 17 mars 2025, n° 491682, Société Eiffage Construction Sud-Est, classé B
Le titulaire d’un marché de travaux à prix global et forfaitaire a droit au paiement des travaux supplémentaires faits à la demande, même verbale, du maître de l’ouvrage ou du maître d’œuvre.


► CE, 17 mars 2025, n° 492664, Commune de Béthune, classé A
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Règlements 2024/2747 du 9 octobre 2024, 2024/3110 du 27 novembre 2024 et 2025/40 du 19 décembre 2024
L’impact de trois règlements européens sur les marchés publics.


 

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Décision commentée :

CE, 17 mars 2025, n° 491682, Société Eiffage Construction Sud-Est, classé B

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Commentaire de la décision :


Pour bien comprendre la portée de cet arrêt, il faut partir de ce qui est jugé depuis longtemps, sur deux aspects, et de courants jurisprudentiels contradictoires sur un autre aspect.

Ce qui est bien établi depuis 1975, ce sont les deux situations suivantes : si des travaux supplémentaires (ou modificatifs), c’est-à-dire non prévus au marché conclu à prix global et forfaitaire, sont faits à la suite d’un ordre de service écrit, le juge se borne à appliquer le contrat puisque l’actuel article 13 du CCAG travaux le prévoit – même s’il peut y avoir parfois débats sur le montant de ces « prix nouveaux » (article 13.3 du CCAG actuel) qu’impliquent ces travaux supplémentaires ou modificatifs. Le non-paiement des travaux supplémentaires entraine la responsabilité contractuelle pour faute de la personne publique (CE, 17 février 1978, Société Compagnie française d’entreprises, n° 99193, 99436, au Recueil). En revanche, des travaux supplémentaires faits à l’initiative du titulaire n’ouvrent pas droit au paiement, sauf s’il est en mesure de prouver qu’ils étaient indispensables au regard des règles de l’art, standard très exigeant. Le fondement de cette toute dernière solution a, un temps, été recherché dans l’enrichissement sans cause avant que l’arrêt Canari de l’abandonne, fort logiquement tant l’enrichissement sans cause vise généralement le cas de travaux accomplis en l’absence de marché ou de marché annulé, au profit de celle de la responsabilité contractuelle (CE, Section, 17 octobre 1975, Commune de Canari, n° 93704). Le caractère indispensable de tels travaux traduit un accord implicite des parties pour que de tels travaux soient compris dans l’objet du contrat, sans pour autant être compris dans le prix global et forfaitaire initial... En quelque sorte, ces travaux supplémentaires auraient dû être prévus dans le contrat initial et correspondent à des travaux supplémentaires tacitement et obligatoirement ajoutés au marché, à condition d’en augmenter le prix. Seule l’opposition expresse de la personne publique fait obstacle à ce paiement (CE, 2 juillet 1982, Société routière Colas, n° 23653, au Recueil ; CE, 27 mars 2020, Société Géomat, n° 426955, aux Tables).

La troisième situation concerne le cas intermédiaire, c’est-à-dire la zone grise : des travaux non prévus au contrat ont été accomplis, sans être prévus par un ordre de service écrit ni être indispensables à l’exécution du contrat dans les règles de l’art. En pareil cas, deux courants jurisprudentiels se dégageaient de la jurisprudence. Le premier, présenté comme « binaire » par le rapporteur public Nicolas Labrune dans ses conclusions limpides, considère que la troisième situation n’ouvre pas droit à paiement, seules les deux premières la permettant. Du moins cela pouvait résulter de la rédaction de certains arrêts, il est vrai par une interprétation a contrario toujours délicate pour le premier : le CCAG « ne fait pas obstacle à l'indemnisation de travaux supplémentaires réalisés sans ordre de service du maître d'ouvrage, mais indispensables à la réalisation de l'ouvrage dans les règles de l'art » (CE, 14 juin 2002, Ville d’Angers, n° 219874, T. p. 812). Plus nettement, toutefois, par une décision Société Entrasudo (CE 3 octobre 1979, n°08585, aux Tables), le Conseil d’État a pu conclure qu’« en l’absence d’un ordre conforme aux stipulations contractuelles (…) l’entrepreneur n’est en droit d’obtenir (…) que le paiement de travaux supplémentaires qui se seraient révélés indispensables à l’exécution de l’ouvrage suivant les règles de l’art » et que tel était le cas de travaux « effectués seulement sur l’ordre de l’architecte de l’opération ou en accord avec lui ». On comprend que la CAA de Marseille ait pu en déduire que la demande en l’espèce devait être rejetée, ce que casse ici le Conseil d’État.

Car c’était ignorer un autre courant jurisprudentiel plus généreux résultant de l’arrêt Canari lui-même : le rapporteur public Labrune indiquait ainsi que « la lecture binaire de la décision Commune de Canari est abusive, cette décision, de même que son fichage, faisant bien référence à la possibilité d’un ordre verbal et n’exigeant la preuve du caractère indispensable des travaux supplémentaires que lorsque l’entreprise n’a reçu aucun ordre du maître d’ouvrage sous quelque forme que ce soit » et d’ajouter à propose de l’arrêt le plus problématique, Société Entrasudo précité, « son fichage permet d’en comprendre mieux la portée réelle : la décision n’envisage en réalité qu’un cas particulier où les stipulations du marché faisaient obstacle à l'indemnisation de travaux supplémentaires accomplis sans l'ordre du représentant du maître de l'ouvrage et à la seule demande de l’architecte ». On peut ajouter qu’un arrêt, certes classé C, allait dans le sens de la lecture trinaire ici adoptée : dans un arrêt de 2022, il était indiqué que « l'entreprise peut également solliciter l'indemnisation des travaux supplémentaires utiles à la personne publique contractante lorsqu'ils sont réalisés à sa demande », laquelle peut émaner de son maître d’œuvre (CE, 10 juin 2022, Société VATP, n°451334).

On doit remarquer toutefois que le Conseil d’État ne reprend pas cette condition de l’utilité des travaux dans l’arrêt commenté pour se cantonner à celle de la « demande » de la personne publique :

« Lorsque le titulaire d'un marché public de travaux conclu à prix global et forfaitaire exécute des travaux supplémentaires à la demande, y compris verbale, du maître d'ouvrage ou du maître d'œuvre, il a droit au paiement de ces travaux, quand bien même la demande qui lui en a été faite n'a pas pris la forme d'un ordre de service notifié conformément à ce que prévoient en principe les stipulations du cahier des clauses administratives générales ».


En somme, le fait que le CCAG ne prévoit que le cas de l’ordre de service écrit ne signifie pas pour autant qu’il interdit une demande verbale, qu’elle émane du maître de l’ouvrage ou du maître d’œuvre. Tout est certes alors affaire de preuve, mais il n’y avait pas de débats en l’espèce. Cette preuve peut, par exemple, résulter « des observations du maître d'œuvre, agissant pour le compte du maître de l'ouvrage, sur le projet de décompte final établi par la société » (arrêt Société VATP précité). On peut imaginer qu’en fait tout moyen de preuve pourrait être rapporté, comme des emails, des comptes-rendus de chantier, voire des témoignages d’autres entreprises. En revanche, le Conseil d’État ne semble pas inclure le cas d’un accord tacite, contrairement, par exemple, à l’acceptation tacite des sous-traitants 21 jours après l’envoi des documents les concernant (R. 2193-4 CCP).

Cette interprétation souple du CCAG traduit une approche pragmatique du Conseil d’État, la réalité de la vie des chantiers ne devant pas conduire à un formalisme trop rigoriste. Et si le maître d’ouvrage n’est pas satisfait de l’accord verbal donné par son maître d’œuvre, il lui est loisible de se retourner contre ce dernier, qui n’est pas dans une relation de mandataire qui exclurait toute responsabilité à son égard dès lors qu’il agirait dans le cadre de son mandat, à condition toutefois d’établir une faute. Une telle faute pourrait être établie si les travaux supplémentaires étaient ordonnés par le maître d’œuvre pour « rattraper » sa propre faute commise dans la conception ou la direction des travaux. En dehors de ce cas, il pourrait être difficile d’identifier une faute du maître d’œuvre, sauf à établir l’absence d’utilité des travaux supplémentaires, alors même que ce critère bien avoir été abandonné pour le cas de l’entreprise dans l’arrêt commenté.

Il est à noter enfin que l’arrêt parle de rémunération et non d’indemnisation, contrairement à la demande du requérant et aux conclusions du rapporteur public. La différence n’est pas que sémantique, le paiement d’un prix étant soumis à la TVA quand l’indemnisation ne l’est pas. Mais il est difficile de savoir si, en utilisant cette expression, le Conseil d’État a entendu viser les deux – laissant ainsi aux parties le choix entre paiement ou indemnisation - ou seulement le paiement.

François LICHERE
Professeur agrégé en droit public