Commentaire par François Lichère, professeur agrégé de droit public
Une situation d’exclusivité ne peut justifier un marché sans publicité ni mise en concurrence préalable que si le pouvoir adjudicateur n’est pas à l’origine de cette exclusivité.
- Sommaire de L'Essentiel du Droit des Contrats Publics - Janvier 2025
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Commentaires de textes ou décisions
► CE, 30 décembre 2024, n°491266, Société Ciné Espace Evasion, classé B
L’autorité concédante peut admette à la négociation un soumissionnaire ayant remis une offre initiale irrégulière, sauf à ce que la régularisation de l’offre se traduise par la présentation d’une offre entièrement nouvelle.
► CJUE, 9 janvier 2025, C‑578/23, Česká republika – Generální finanční ředitelství contre Úřad pro ochranu hospodářské soutěže
Une situation d’exclusivité ne peut justifier un marché sans publicité ni mise en concurrence préalable que si le pouvoir adjudicateur n’est pas à l’origine de cette exclusivité.
► CJUE, 16 janvier 2025, C-424/23, DYKA Plastics NV contre Fluvius System Operator CV
Les spécifications techniques ne peuvent imposer un matériau en particulier sauf si cela résulte de l’objet même du marché.
► CE, 30 décembre 2024, n°491818, Chambre d’agriculture de l’Orne, et n°492012, Chambre d’agriculture de région Normandie, classé B
Le maître d’ouvrage ne saurait rechercher la responsabilité des sous-traitants lorsqu’il a laissé prescrire l’action en responsabilité contractuelle qu’il pouvait exercer contre son ou ses cocontractants.
► Décret n° 2024-1217 du 28 décembre 2024 relatif au seuil de dispense de publicité et de mise en concurrence préalables pour les marchés de travaux et Décret n° 2024-1251 du 30 décembre 2024 portant diverses mesures de simplification du droit de la commande publique
Les décrets de simplification de la commande publique adoptés.
Brèves
Décision commentée :
CJUE, 9 janvier 2025, C‑578/23, Česká republika – Generální finanční ředitelství contre Úřad pro ochranu hospodářské soutěže
► Consulter le texte de la décision.Commentaire de la décision :
Le recours à un marché de maintenance informatique sans publicité ni mise en concurrence, passé en 2016 pour un montant de 1,3 millions d’euros, a été motivé par des raisons tenant à la fois à la continuité technique entre le système d’information en cause et sa maintenance et à la protection des droits d’auteur exclusifs de la société sur le code source de ce système puisque cette société est titulaire des droits de licence pour ledit système. Le contrat avait été initialement conclu en 1992 entre l’administration fiscale tchèque et la société IBM. La Cour interprète restrictivement la notion, contenue dans la Directive 2004/18 (article 31, point 1, sous b), applicable à l'espèce mais reprise en substance dans l'article 32 de la Directive 2014/24/UE, « des raisons techniques, artistiques ou tenant à la protection de droits d’exclusivité » conduisant à ce que le marché ne peut être confié qu’à un opérateur économique déterminé :
Pour arriver à ce considérant de principe, la Cour commence à étendre une condition, initialement prévue seulement pour les cas d’urgence impérieuse, au cas de droits d’exclusivité :« Un pouvoir adjudicateur est tenu de faire tout ce qui est susceptible d’être raisonnablement attendu de lui pour éviter l’application de l’article 31, point 1, sous b), de la directive 2004/18, et ce afin de recourir à une procédure plus ouverte à la concurrence. Or, il serait incompatible avec cette exigence de permettre à un tel pouvoir adjudicateur d’appliquer cette disposition alors que la création ou le maintien de la situation d’exclusivité qu’il invoque à cet effet lui est imputable, du fait, notamment, que, afin d’atteindre le résultat visé par le marché concerné, ce pouvoir adjudicateur n’avait pas besoin de générer une telle situation d’exclusivité ou qu’il disposait de moyens réels et raisonnables du point de vue économique pour mettre fin à une telle situation.
(...) il incombe de déterminer si le comportement de ce pouvoir adjudicateur, notamment lors de la conclusion d’un contrat antérieur ayant donné lieu au marché public concerné, est à l’origine de l’apparition d’une situation d’exclusivité et (...) également examiner si la perpétuation d’une telle situation d’exclusivité jusqu’à la décision dudit pouvoir adjudicateur de suivre la procédure négociée sans publication préalable d’un avis de marché est due à l’action ou à l’inaction de ce même pouvoir adjudicateur ».
« tenir compte exclusivement de la différence des libellés de l’article 31, point 1, sous b), et de l’article 31, point 1, sous c), de la directive 2004/18 pourrait aboutir à méconnaître, d’une part, la nécessité d’interpréter strictement l’article 31 de cette directive et, d’autre part, l’objectif principal des règles de l’Union en matière de marchés publics, à savoir la libre circulation des produits et des services ainsi que l’ouverture des marchés publics à la concurrence dans tous les États membres. »
C’est là l’apport principal de l’arrêt car la Cour avait déjà jugé qu’il fallait particulièrement justifier la non concurrence pour des marchés de maintenance informatique :
« En effet, il importe de relever que, loin de faire état de recherches sérieuses que la DZBW aurait menées au niveau européen, après avoir décidé de remplacer le logiciel en question, pour identifier des entreprises à même de fournir un logiciel adapté, la République fédérale d’Allemagne s’est bornée à rejeter la fonctionnalité du produit d’une entreprise concurrente de l’AKDB au niveau national » (CJUE, 15 octobre 2009, Commission/Allemagne, C‑275/08, EU:C:2009:632, points 57 à 64). »
Il faut donc désormais vérifier si la création ou le maintien de la situation d’exclusivité est imputable au pouvoir adjudicateur, c’est-à-dire vérifier si « ce pouvoir adjudicateur n’avait pas besoin de générer une telle situation d’exclusivité ou qu’il disposait de moyens réels et raisonnables du point de vue économique pour mettre fin à une telle situation ». Cela s’inscrit finalement dans la lignée du considérant 50 de la Directive 2014/24 (alors qu’en l’espèce c’était la directive 2004/18 qui était applicable) mais aussi l’article 32, 2, b, III qui dispose, après la référence à l’exclusivité comme justification d’un marché sans publicité ni mise en concurrence, que : « Les exceptions indiquées aux points ii) et iii) ne s’appliquent que lorsqu’il n’existe aucune solution alternative ou de remplacement raisonnable et que l’absence de concurrence ne résulte pas d’une restriction artificielle des paramètres du marché ».
Plus concrètement, cela veut dire que la situation d’exclusivité créée initialement ou maintenue ultérieurement n’est pas, pour autant, automatiquement imputable au pouvoir adjudicateur. En effet, le pouvoir adjudicateur soutenait qu’il avait tenté de mettre un terme à la situation d’exclusivité, mais que la société a refusé de transférer les droits d’auteur patrimoniaux sur le code source du système d’information en cause, de sorte que, à défaut d’opter pour la procédure négociée sans publication préalable d’un avis de marché, ce système d’information serait devenu inutilisable, empêchant ainsi l’administration fiscale de mener à bien sa mission. Aussi la Cour conclut qu’ « il appartient à la juridiction de renvoi de vérifier si, compte tenu des circonstances entourant la conclusion du contrat initial et, en particulier, de celles qui caractérisaient la période située entre le 1er mai 2004 et le 1er mars 2016, la situation d’exclusivité invoquée par la DGF pour justifier l’application de l’article 31, point 1, sous b), de la directive 2004/18 était imputable à celle-ci, notamment en ce que la DGF disposait de moyens réels et raisonnables du point de vue économique pour mettre fin à cette situation d’exclusivité au cours de ladite période avant de décider d’avoir recours à la procédure négociée sans publication préalable d’un avis de marché ». Mais, on voit que la charge de la preuve appartient au pouvoir adjudicateur.
Est indifférent à cet égard le fait qu’à l’époque où le premier contrat a été signé le droit européen des marchés publics ne s’appliquait pas, la république tchèque ayant adhéré à l’UE en 2004, dès lors que la situation d’exclusivité a perduré après 2004.
La Cour invite donc à vérifier l’existence de « moyens réels et raisonnables du point de vue économique pour mettre fin à cette situation d’exclusivité ». Ce standard ne sera sans doute pas facile à mettre en œuvre en pratique : cela suppose d’apprécier le surcout lié à la mise en place d’un système entièrement nouveau mais qui devra être particulièrement important puisque les hypothèses de marché sans publicité ni mise en concurrence doivent être d’interprétation stricte comme le rappelle la Cour.
Une solution alternative pour maintenir un système informatique mis en place sans cession de tous les droits pourrait être la modification du marché initial, par allongement de sa durée, au nom des « services devenus nécessaires » (R. 2194-2 CCP : « à la condition qu'un changement de titulaire soit impossible pour des raisons économiques ou techniques tenant notamment à des exigences d'interchangeabilité ou d'interopérabilité avec les équipements, services ou installations existants achetés dans le cadre du marché initial »). Mais, d’une part, l’impossibilité pour raisons économiques semble même plus exigeante que le standard des « moyens réels et raisonnables » précité, d’autre part, le montant de la prolongation ne pourrait être supérieur à 50 % de la valeur du marché initial (R. 2194-3 CCP) pour les pouvoirs adjudicateurs.
Cette jurisprudence doit donc amener les autorités contractantes à réfléchir à deux fois avant de signer des contrats avec des clauses d’exclusivité ou des droits de propriété intellectuelle qui risquent d’empêcher une remise en concurrence périodique et, dans l’impossibilité de faire autrement, d’assurer une traçabilité des conditions initiales de concurrence à l’effet de prouver ultérieurement que le « marché » ne permettait pas de solutions alternatives. Elle pose aussi la question de la propriété de la donnée générée par un contrat public, du moins en dehors des CCAG qui transfèrent en général à la personne publique la propriété « des résultats ». Dans le cadre d’une concession, le Conseil d’Etat a pu voir des biens de retour dans la création de films promotionnels et de pages de réseaux sociaux (CE, 16 mai 2022, Commune de Nîmes c/ Société Culturespaces, n° 459904), ce qui pourrait s’étendre, probablement, aux fichiers clients détenus par le titulaire précédent.
François LICHERE
Professeur agrégé en droit public