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CE, 30 décembre 2024, n°491818, Chambre d’agriculture de l’Orne et n°492012, Chambre d’agriculture de région Normandie, classé B
Commentaire par François Lichère, professeur agrégé de droit public
Le maître d’ouvrage ne saurait rechercher la responsabilité des sous-traitants lorsqu’il a laissé prescrire l’action en responsabilité contractuelle qu’il pouvait exercer contre son ou ses cocontractants.
- Sommaire de L'Essentiel du Droit des Contrats Publics - Janvier 2025
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Commentaires de textes ou décisions
► CE, 30 décembre 2024, n°491266, Société Ciné Espace Evasion, classé B
L’autorité concédante peut admette à la négociation un soumissionnaire ayant remis une offre initiale irrégulière, sauf à ce que la régularisation de l’offre se traduise par la présentation d’une offre entièrement nouvelle.
► CJUE, 9 janvier 2025, C‑578/23, Česká republika – Generální finanční ředitelství contre Úřad pro ochranu hospodářské soutěže
Une situation d’exclusivité ne peut justifier un marché sans publicité ni mise en concurrence préalable que si le pouvoir adjudicateur n’est pas à l’origine de cette exclusivité.
► CJUE, 16 janvier 2025, C-424/23, DYKA Plastics NV contre Fluvius System Operator CV
Les spécifications techniques ne peuvent imposer un matériau en particulier sauf si cela résulte de l’objet même du marché.
► CE, 30 décembre 2024, n°491818, Chambre d’agriculture de l’Orne, et n°492012, Chambre d’agriculture de région Normandie, classé B
Le maître d’ouvrage ne saurait rechercher la responsabilité des sous-traitants lorsqu’il a laissé prescrire l’action en responsabilité contractuelle qu’il pouvait exercer contre son ou ses cocontractants.
► Décret n° 2024-1217 du 28 décembre 2024 relatif au seuil de dispense de publicité et de mise en concurrence préalables pour les marchés de travaux et Décret n° 2024-1251 du 30 décembre 2024 portant diverses mesures de simplification du droit de la commande publique
Les décrets de simplification de la commande publique adoptés.
Brèves
Décision commentée :
CE, 30 décembre 2024, n°491818, Chambre d’agriculture de l’Orne et n°492012, Chambre d’agriculture de région Normandie, classé B
► Consulter le texte de la décision.Commentaire de la décision :
La précision apportée ici concerne la portée de la jurisprudence Commune de Bihorel (CE, 7 décembre 2015, n° 380419, p. 425) dans laquelle il a été jugé « qu’il appartient, en principe, au maître d’ouvrage qui entend obtenir la réparation des conséquences dommageables d’un vice imputable à la conception ou à l’exécution d’un ouvrage de diriger son action contre le ou les constructeurs avec lesquels il a conclu un contrat de louage d’ouvrage » mais « qu’il lui est toutefois loisible, dans le cas où la responsabilité du ou des cocontractants ne pourrait pas être utilement recherchée, de mettre en cause, sur le terrain quasi-délictuel, la responsabilité des participants à une opération de construction avec lesquels il n’a pas conclu de contrat de louage d’ouvrage, mais qui sont intervenus sur le fondement d’un contrat conclu avec l’un des constructeurs ». Cette possibilité de se retourner contre les sous-traitants a, comme l’explique très clairement le rapporteur public Nicolas Labrune, à nouveau suivi par le Conseil d’Etat, été introduite compte tenu du quasi bloc de compétence créé au profit de la juridiction administrative en matière de travaux publics, sauf si est en cause une action contractuelle entre deux personnes privées (TC, 2 juin 2008, Souscripteurs des Lloyds de Londres, n° 3621, p. 555) : auparavant, la compétence était judiciaire pour l’action en responsabilité extra contractuelle de la personne publique contre une personne privée ; or la Cour de cassation ouvre très largement cette action (Cass., Ass. plén., 12 juillet 1991, n° 90-13.602, Bull. Ass. plén. n° 5 ; Cass. Ass. plén., 9 octobre 2006, n° 05-13.255, Bull. Ass. plén. n° 9). Sans aller aussi loin, le Conseil d’Etat n’a pas voulu fermer la porte à cette action mais elle est alors, d’une part, conditionnée (manquement aux règles de l’art ou à des dispositions législatives ou réglementaires ou, depuis la jurisprudence la jurisprudence CMEG de 2021, manquement contractuel) et d’autre part, subsidiaire puisqu’ouverte seulement « dans le cas où la responsabilité du ou des cocontractants ne pourrait pas être utilement recherchée » comme rappelé plus haut. C’est ici que l’arrêt commenté apporte une précision : fallait-il considérer que le fait que l’action contractuelle soit prescrite permettait d’ouvrir la voie à cette action quasi-délictuelle contre le sous-traitant ?
Mais avant d’en arriver à cette réponse, la première étape consistait à vérifier que l’action contractuelle était bien prescrite, ce qui donne au passage l’occasion au Conseil d’Etat de faire application de la jurisprudence dégagée 10 jours plus tôt (Société JSA Technology et Centre hospitalier du Sud Seine-et-Marne, n° 475416 et n°488339 - cf. notre newsletter de décembre 2024) ou plus exactement à considérer que l’action décennale contre les constructeurs de l’article 1792-4-3 du Code civil n’était pas applicable, faute de réception des travaux, et qu’il y avait donc lieu d’appliquer la prescription quinquennale de droit commun de l’article 2224 du Code civil. Un débat avait toutefois lieu sur le point de départ de ce délai, le maître d’ouvrage public estimant qu’il n’avait « une connaissance suffisamment certaine de l’étendue de son dommage » qu’à compter à la date du dépôt du rapport d’expertise, le 13 avril 2016, et non pas dès le constat d’huissier du 22 février 2010 à l’effet de faire constater des entrées d’air dans des fenêtres nouvellement changées. Le Conseil d’Etat juge que la Cour n’a pas dénaturé les faits en faisant partir ce délai du constat d’huissier, lequel, d’après le rapporteur public, « décrit de manière précise les désordres en cause, puisqu’il fait état du fort bruit généré par le vent dans les seules pièces où les nouvelles fenêtres ont été installées, alors même que le temps n’était que peu venteux ». En outre, l’expertise avait été demandée au juge (judiciaire) par l’entreprise et non la personne publique, de sorte qu’elle ne pouvait se prévaloir d’une interruption de la prescription. Sans doute conscient de la fragilité de l’argument, le maître d’ouvrage public avait cherché à s’abriter (si l’on ose dire) derrière le fait que les nuisances sonores relevées dépassaient « l’émergence globale définie par l’article R. 1336-7 du code de la santé publique », n’ayant eu connaissance de cette information qu’à la lecture du rapport d’expertise. Mais le rapporteur expliquait que ces seuils réglementaires n’étaient pas applicables en l’espèce, ne concernant que des bruits générés par des activités humaines.
Fallait-il, dans un second temps, jugé que l’action subsidiaire contre le sous-traitant était ouverte, c’est-à-dire que l’action contre le cocontractant ne pouvait être « utilement recherchée » en cas de sa prescription ? La réponse du Conseil d’Etat est négative et ce sont les conclusions qui nous en donne l’explication : « vous avez entendu viser les cas où le cocontractant, par exemple, aurait disparu ou serait insolvable, c’est-à-dire les cas où l’inutilité de l’action contractuelle du maître d’ouvrage résulte d’une cause qui lui est extérieure. Mais vous n’avez certainement pas entendu que le maître d’ouvrage qui, par choix ou par négligence, s’est fermé l’action dont il disposait contre le titulaire du marché, puisse alors bénéficier d’une « session de rattrapage » contre le sous-traitant ». Et de citer ensuite un jugement de TA et deux arrêts de CAA ayant déjà jugé en ce sens, outre celui frappé de ce pourvoi en cassation.
C’est finalement l’application fort logique de l’adage selon lequel nul ne peut se prévaloir de sa propre turpitude (Nemo auditur) qui était en jeu ici, même si le rapporteur public n’y a pas fait directement allusion dans ses conclusions.
François LICHERE
Professeur agrégé en droit public