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CE, sect. Travaux publics, avis, 8 juin 2023, n°407003

Commentaire par Laurent Richer, professeur agrégé de droit public

La résiliation des concessions d’autoroutes pour motif de « surrentabilité » n’est en principe pas possible, à l’exception du cas d’altération profonde et irréversible de l’équilibre économique de la concession. En tout état de cause existerait un droit à indemnité.

Sommaire de L'Essentiel du droit des Contrats Publics - Octobre 2023

Commentaires de textes ou décisions
 

Conseil d'Etat, 12 juillet 2023, n° 469319, Grand port maritime de Marseille
La conciliation entre prérogatives légales des assureurs et prérogatives prétoriennes des acheteurs publics titulaires de contrats administratifs.


► Conseil d'Etat, 19 juillet 2023, n° 465308, Société Seateam Aviation et n° 465309, Société Prolarge
Le délai de recours raisonnable d’un an à compter de la connaissance de l’acte en dépit de l’absence de publicité régulière (jurisprudence Czabaj) s’applique au recours Tropic travaux et/ou Tarn-et-Garonne.

 

► Avis du Conseil d’État (section des travaux publics), 8 juin 2023, n° 407003, portant sur la sécurisation des mesures permettant d’assurer une meilleure prise en compte de l’intérêt public dans l’équilibre des contrats de concession autoroutière
La résiliation des concessions d’autoroutes pour motif de « surrentabilité » n’est en principe pas possible, à l’exception du cas d’altération profonde et irréversible de l’équilibre économique de la concession. En tout état de cause existerait un droit à indemnité.


► Avis du Conseil d’État (section des finances), 8 juin 2023, n° 407004, portant sur la contribution de certaines sociétés titulaires de contrats de concession ou de contrats assimilés au financement des investissements publics
Il est possible à la loi de créer une taxe sur les concessionnaires ou sur les concessionnaires d’autoroutes, mais impossible de neutraliser le mécanisme de compensation prévu par contrat.


Cour de justice de l'Union européenne, 20 avril 2023, Autorità Garante della Concorrenza e del Mercato contre Comune di Ginosa, aff. C‑348/22
La directive « Services » 2006/123 est valide et son article 12 §§ 1 et 2 est d’effet direct, ce qui prohibe le renouvellement automatique des autorisations domaniales. La rareté de la ressource peut être appréciée aussi bien de manière générale et abstraite qu’ en fonction du territoire côtier concerné.

  

Brèves

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Avis commenté :

Avis du Conseil d’État (section des travaux publics), 8 juin 2023, n° 407003, portant sur la sécurisation des mesures permettant d’assurer une meilleure prise en compte de l’intérêt public dans l’équilibre des contrats de concession autoroutière

► Consulter le texte de l'avis.

 

Commentaire de l'avis :


Lorsque les concessionnaires, au lieu de risques et périls, rencontrent risques et profits il est tentant pour le concédant d’invoquer l’ « effet d’aubaine » (dont l’étude mériterait une thèse de sociologie !) pour tenter de récupérer soit une partie des profits, soit la totalité du gisement de valeur en résiliant.

Ces pratiques ne sont pas neuves et ont parfois été le fait du législateur, ce qui faisait écrire à Péquignot que :

« si l’État a contracté dans des conditions désavantageuses, il n’a qu’à s’en prendre à lui-même. S’il estime avoir été victime de fraudes de la part des cocontractants, qu’il saisisse les tribunaux compétents. Mais quelles que soient les bonnes raisons de fait ou de circonstances qui peuvent être invoquées, le juriste ne peut que déplorer que l’État fasse si bon marché de ses propres engagements. Il y a là une intolérable atteinte à la moralité publique et commerciale » (G. Péquignot Théorie générale du contrat administratif, 1945, rééd. La Mémoire du droit, 2020, p. 401).


Le juge administratif a déjà eu l’occasion de censurer certaines de ces pratiques (ex. : TA Lille, 20 février 2013, Société des eaux du Nord, AJDA 2013. 1115, concl. Frackowiak ; CE, 27 janvier 2020, Métropole de Toulouse, n° 422104). Cela n’a pas empêché l’État d’envisager d’utiliser le même type de procédé vis-à-vis des sociétés d’autoroutes.

Le scénario envisagé pour les autoroutes a été d’abréger, c’est-à-dire de résilier, les concessions au motif que les résultats des sociétés leur auraient permis de recouvrer leurs investissements dans un délai inférieur à la durée du contrat. Pour donner un fondement juridique à une telle décision, il a été avancé que les concessions souffriraient d’une illégalité tenant à leur durée excessive.

Le Conseil d’État, dans un avis antérieur du 6 février 2020 (n° 399132), a déjà dit que si l’autorité concédante estime que l’exploitation dégage des bénéfices excédant de façon anormale les dépenses de la concession à couvrir, il lui appartient de réduire la durée de la concession, c’est-à-dire de la résilier de façon anticipée, dès lors que la durée normale d’amortissement des investissements est dépassée et ce sur la base de l’ arrêt du 8 avril 2009, Compagnie générale des eaux et Commune d’Olivet (n° 271737) qui a jugé que «les clauses d'une convention de délégation de service public qui auraient pour effet de permettre son exécution pour une durée restant à courir, à compter de la date d'entrée en vigueur de la loi [loi Sapin du 29 janvier 1993], excédant la durée maximale autorisée par la loi, ne peuvent plus être régulièrement mises en œuvre au-delà de la date à laquelle cette durée maximale est atteinte ». Ultérieurement, le Conseil d’État a jugé que l’autorité concédante peut résilier le contrat dont la durée est excessive (CE, 7 mai 2013, Société auxiliaire de parcs de la région parisienne, n° 365043) avant de reconnaître de manière générale le pouvoir de résilier tout contrat illégal (CE, 10 juillet 2020, Société Comptoir Négoce équipements, n° 430864).

Mais pour que cette solution soit applicable encore faut-il que la durée normale d’investissement ait été dépassée. Or, cette durée s’apprécie à partir d’une prévision de rentabilité de l’exploitation au moment de la signature du contrat et sa légalité dépend non de l’exactitude de la prévision, mais de sa sincérité. On voit donc mal comment le dépassement du « bénéfice normal » dû à l’évolution des circonstances peut rendre impossible la poursuite du contrat. Il y a là une confusion entre incidence d’une loi nouvelle et incidence de circonstances économiques nouvelles ; un contrat peut devenir illégal si une loi d’ordre public s’applique immédiatement, mais tel n’est pas le cas si l’exécution du contrat n’est pas conforme aux prévisions.

Ces données de base devaient être claires, néanmoins le gouvernement a cru nécessaire de demander un nouvel avis au Conseil d’État en 2023. Dans l’ensemble cet avis tient compte de la nature de la concession, mais, pour ne pas trop décevoir le demandeur, il comporte une ouverture sur le fondement juridique de laquelle il est permis de s’interroger.

À titre principal l’avis apporte une réponse respectueuse de la nature de la concession, contrat conforme à la conception canonique de l’entreprise : le profit est la contrepartie de la prise de risque. En ce sens l’avis rappelle que :

«si le transfert de risques, pour des raisons évidentes, joue essentiellement dans les cas d’évolutions défavorables au concessionnaire, il doit jouer également dans les cas d’évolutions favorables à ce dernier. Par voie de conséquence, la seule circonstance que le concessionnaire ait optimisé le financement de sa dette en raison de taux historiquement bas, voire négatifs, comme cela a été le cas dans la période récente, ou qu’une baisse des coûts de construction et d’entretien, corrélée à une inflation particulièrement faible, lui ait procuré des bénéfices importants, ne pourrait suffire à fonder légalement une résiliation pour motif d’intérêt général, au regard du risque de pertes que le concessionnaire a accepté de courir en contrepartie des possibilités de gains que peut lui procurer une situation économique favorable ».


Mais ce rappel, qui n’aurait pas dû être nécessaire, est complété par une réserve qui constitue une innovation : « Il ne pourrait en aller autrement que s’il était constaté une évolution particulièrement importante et durable de la rémunération des capitaux investis par le concessionnaire et de ses bénéfices, conduisant à une altération profonde et irréversible de l’équilibre économique de la concession ». Une telle évolution permettrait, selon l’avis, la résiliation unilatérale. L’avis l’affirme sans s’attarder sur le fondement juridique de ce nouveau cas de résiliation unilatérale, qui est une sorte de force majeure administrative inversée. On a proposé une explication par la disparition de la cause du contrat (L. Richer « Sur une altération profonde et irréversible », AJDA 2023. 1625), mais ce n’est qu’une hypothèse consistant à voir dans l’existence et le transfert du risque la contrepartie des avantages consentis au concessionnaire : si le risque disparaît totalement, le contrat a perdu sa cause, ce qui a, jadis, été considéré comme un motif de résiliation.

L’avis ne se prononce pas sur l’application de ces règles in concreto au cas des concessions autoroutières, mais il signale une difficulté tenant à l’ancienneté des concessions historiques : « une grande partie des données relatives à la première moitié de leur durée d’exécution a disparu, y compris en ce qui concerne la mise en service des équipements, ce qui rend difficile l’estimation d’une durée normale d’amortissement, notamment la détermination de son point de départ ».

Quel que soit le fondement juridique retenu, la résiliation ne serait pas prononcée pour faute ou illégalité ; il faudrait donc, rappelle l’avis, respecter les droits à indemnité résultants des clauses de rachat, à propos desquels il est observé que « le rachat avec indemnisation d’une concession est une alternative à la résiliation unilatérale du contrat. Il peut, en effet, être regardé comme un mode de résiliation unilatérale, à l’initiative du concédant, organisé par le contrat de concession ».

Outre ces rappels du droit applicable, l’avis donne aux politiques un conseil en opportunité, ce qui relève aussi du rôle consultatif du Conseil d’État : une éventuelle résiliation ne peut s’improviser.


Pr. Laurent RICHER
Professeur agrégé de droit public