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CE, 19 juillet 2023, n° 465308, Société Seateam Aviation et n° 465309, Société Prolarge

Commentaire par Laurent Richer, professeur agrégé de droit public

Le délai de recours raisonnable d’un an à compter de la connaissance de l’acte en dépit de l’absence de publicité régulière (jurisprudence Czabaj) s’applique au recours Tropic travaux et/ou Tarn-et-Garonne.

Sommaire de L'Essentiel du droit des Contrats Publics - Octobre 2023

Commentaires de textes ou décisions
 

Conseil d'Etat, 12 juillet 2023, n° 469319, Grand port maritime de Marseille
La conciliation entre prérogatives légales des assureurs et prérogatives prétoriennes des acheteurs publics titulaires de contrats administratifs.


► Conseil d'Etat, 19 juillet 2023, n° 465308, Société Seateam Aviation et n° 465309, Société Prolarge
Le délai de recours raisonnable d’un an à compter de la connaissance de l’acte en dépit de l’absence de publicité régulière (jurisprudence Czabaj) s’applique au recours Tropic travaux et/ou Tarn-et-Garonne.

 

► Avis du Conseil d’État (section des travaux publics), 8 juin 2023, n° 407003, portant sur la sécurisation des mesures permettant d’assurer une meilleure prise en compte de l’intérêt public dans l’équilibre des contrats de concession autoroutière
La résiliation des concessions d’autoroutes pour motif de « surrentabilité » n’est en principe pas possible, à l’exception du cas d’altération profonde et irréversible de l’équilibre économique de la concession. En tout état de cause existerait un droit à indemnité.


► Avis du Conseil d’État (section des finances), 8 juin 2023, n° 407004, portant sur la contribution de certaines sociétés titulaires de contrats de concession ou de contrats assimilés au financement des investissements publics
Il est possible à la loi de créer une taxe sur les concessionnaires ou sur les concessionnaires d’autoroutes, mais impossible de neutraliser le mécanisme de compensation prévu par contrat.


Cour de justice de l'Union européenne, 20 avril 2023, Autorità Garante della Concorrenza e del Mercato contre Comune di Ginosa, aff. C‑348/22
La directive « Services » 2006/123 est valide et son article 12 §§ 1 et 2 est d’effet direct, ce qui prohibe le renouvellement automatique des autorisations domaniales. La rareté de la ressource peut être appréciée aussi bien de manière générale et abstraite qu’ en fonction du territoire côtier concerné.

  

Brèves

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Décision commentée :

Conseil d'Etat, 7e ch., 19 juillet 2023, n° 465308, Société Seateam Aviation et n° 465309, Société Prolarge

► Consulter le texte de la décision Société Seateam Aviation.
► Consulter le texte de la décision Société Prolarge.


 

Commentaire de la décision :


Compte tenu de la date de passation des deux marchés contestés, 2010, les recours des concurrents évincés, les sociétés Seateam et Prolarge s’inscrivaient dans le cadre de la jurisprudence Tropic travaux (CE, Ass., 16 juillet 2007, n° 291545) et non dans celui de la jurisprudence Tarn-et-Garonne (CE, Ass., 4 avril 2014, Département de Tarn-et-Garonne, n° 358994), mais la solution retenue est valable dans les deux cas. Cette solution marque la rencontre de deux créations jurisprudentielles.

L’arrêt Tropic travaux définit, selon sa propre terminologie, les « règles » applicables au recours de plein contentieux qu’il crée au bénéfice du concurrent évincé. Au nombre de ces règles figure celle qui fixe le délai du recours : « ce recours doit être exercé, y compris si le contrat contesté est relatif à des travaux publics, dans un délai de deux mois à compter de l'accomplissement des mesures de publicité appropriées, notamment au moyen d'un avis mentionnant à la fois la conclusion du contrat et les modalités de sa consultation dans le respect des secrets protégés par la loi ».

Et l’arrêt admet l’applicabilité de l’article L. 521-1 CJA permettant la suspension d’un acte illégal sans voir un obstacle dans l’emploi par ce texte des termes « décision administrative ».
Un semblable élan créateur est à l’origine de l’arrêt Czabaj (CE, Ass., 13 juillet 2016, n° 387763) qui fait application du « principe de sécurité juridique » pour juger que dans le cas où le requérant a eu connaissance d’une décision en dépit de l’absence de notification ou publication conforme au CJA, ce principe fait obstacle à ce que la décision peut être contestée indéfiniment. Et l’arrêt décide « qu'en règle générale et sauf circonstances particulières » dont se prévaudrait le requérant, celui-ci doit respecter un délai raisonnable qui ne saurait excéder « un an à compter de la date à laquelle une décision expresse lui a été notifiée ou de la date à laquelle il est établi qu'il en a eu connaissance ».

Par la suite, la jurisprudence Czabaj a été étendue à de nombreux contentieux mettant en cause des décisions individuelles ou d’espèce (fiscalité, titres exécutoires, autorisations d’urbanisme) et opposée à des tiers. La question restait posée de son application au contentieux de la validité du contrat administratif.

On sait qu’un des motifs de la création du recours en invalidité du contrat a été de mettre fin à l’instabilité qui s’attachait au contentieux des actes détachables, notamment parce qu’il était possible d'obtenir l'annulation d'un acte détachable non formalisé, révélé par la seule conclusion du contrat (CE, Sect., 7 avril 1936, Département de la Creuse, Lebon, 171 ; Sect., 20 janv. 1978, Syndicat national de l'enseignement technique agricole public, Lebon, 22), acte qui ne faisait l’objet d’aucune publicité et était donc exposé indéfiniment à recours.

À partir du moment où toute l’évolution jurisprudentielle tend à renforcer la stabilité des contrats, il eût été étonnant que le Conseil d’État laisse subsister une faille, sous la forme d’un risque de recours perpétuel. Quelques objections devaient, cependant, être surmontées, ainsi que l’a exposé le rapporteur public, Nicolas Labrune.

Une première difficulté n’en est pas vraiment une : jusque là la jurisprudence Cazbaj n’a concerné que des actes unilatéraux, mais l’arrêt Tropic travaux n’a pas hésité à appliquer au contrat un texte qui mentionne les « décisions » et Nicolas Labrune ajoute qu’avec le recours en invalidation le contrôle sur le contrat se rapproche du contrôle sur l’acte unilatéral, paradoxalement, puisque l’arrêt Tropic travaux a ouvert une voie autre que celle du recours pour excès de pouvoir vers laquelle penchait une bonne partie de la doctrine.

La seconde difficulté était d’ordre pratique et amène le Conseil d’État à apporter quelques précisions sur ce qu’est une information complète.

Dans l’idéal la publicité qui marque le dies a quo d’un délai de recours devrait être de nature à permettre aux intéressés de percevoir les illégalités. Une telle exigence serait, cependant, exagérée pour les contrats puisqu’elle impliquerait la publication intégrale de l’ensemble des clauses (ce qui ne se fait que pour les contrats de concession approuvés par décret publié au JORF). L’arrêt Tropic travaux impose seulement de mettre à même tout intéressé de consulter le contrat en indiquant les coordonnées du service compétent (qui, dans la pratique, ne s’avère pas toujours diligent).

Est donc incomplète une publicité qui ne comporte pas les coordonnées de ce service, sans qu’il soit nécessaire d’indiquer en outre les voies et délais de recours comme l’imposent les articles R. 421-1 et R. 421-5 du CJA, inapplicables ici.

L’avis doit aussi mentionner, selon l’arrêt Tropic, « la conclusion du contrat », ce qui est assez vague. Les arrêts du 19 juillet 2023 apportent une précision sur ce point : le délai ne commence à courir que si l’avis mentionne « au moins l’objet du contrat et l’identité des parties contractantes ». Le prix n’est pas mentionné parce que tous les contrats administratifs sont concernés. Or, tous ne comportent pas un prix. Hors commande publique, une autre question peut se poser, qui est celle de la pertinence du choix du vecteur de publicité, le BOAMP n’étant pas adapté.

En fin de compte, quatre situations sont à distinguer au regard du délai de recours contre le contrat:
  • La publicité sur la conclusion du contrat a été complète (objet, parties, coordonnées du service), ce qui fait courir le délai de deux mois ;
  • La publicité a été incomplète, ce qui ne rend opposable que le délai raisonnable d’un an à compter de cette information incomplète ;
  • Il n’y a eu aucune publicité, ce qui est fréquent pour les avenants ou pour les contrats hors commande publique, auquel cas seul le délai raisonnable d’un an à compter de la date de prise de connaissance est opposable ; par prise de connaissance il faut entendre information sur l’objet et les parties résultant d’une lettre ou de tout autre moyen ;
  • Il n’y a eu aucune information et le requérant n’a pas eu connaissance de la conclusion du contrat, ce qui laisse place à la perpétuité.

Dégagées à propos du recours Tropic travaux, valables pour le recours Tarn-et-Garonne, ces règles ne concernent pas l’ensemble du contentieux des contrats administratifs. En effet, le principe de sécurité juridique peut être mis en œuvre autrement que par la règle du délai raisonnable d’un an. Il l’est par l’application de la prescription quadriennale aux recours indemnitaires (CE, 17 juin 2019, Centre hospitalier de Vichy, n° 410097), il l’est par l’existence de la date butoir de signature du contrat s’agissant du référé précontractuel (CE, 12 juillet 2017, Soc. Étude et créations informatiques, n° 410832).

Pr. Laurent RICHER
Professeur agrégé de droit public