Commentaire par François Lichère, professeur agrégé de droit public
Un bail en l’état futur d’achèvement doit être requalifié en marché public lorsque la personne publique exerce une influence sur la structure architecturale de ce bâtiment et sur la spécificité ou l’ampleur des aménagements intérieurs.
- Sommaire de L'Essentiel du Droit des Contrats Publics - Avril 2024
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Commentaires de textes ou décisions
► CE, Sect., 22 mars 2024, n°455107, Caisse primaire d’assurance maladie du Puy-de-Dôme, classé A
Une transaction n’est pas invocable par un tiers même subrogé dans les droits de la victime.
► CE, Sect., 22 mars 2024, n°471048, Association Bon Sens, classé A
Les juridictions françaises ne sont pas compétentes pour se prononcer sur une demande d’annulation d’une clause d’un bon de commande passé par un organisme français passé en application d’un contrat-cadre conclu par la Commission européenne.
► CE, 3 avril 2024, n° 472476, Société Victor Hugo 21, classé A
Un bail en l’état futur d’achèvement doit être requalifié en marché public lorsque la personne publique exerce une influence sur la structure architecturale de ce bâtiment et sur la spécificité ou l’ampleur des aménagements intérieurs.
► CE, 4 avril 2024, n° 491068, Métropole Toulon-Provence-Méditerranée, classé C
Une personne publique peut s’opposer à la résiliation d’un marché public d’assurance par un assureur malgré un préavis de plus de huit mois.
► CAA Marseille, 12 février 2024, n°22MA01509, Commune d’Ajaccio, classé C+
Un contrat confiant à une société privée la mission du contrôle des déclarations fiscales relatives à la taxe locale sur la publicité extérieure a un contenu illicite.Brèves
Décision commentée :
Conseil d'Etat, 3 avril 2024, n° 472476, Société Victor Hugo 21, classé A
► Consulter le texte de la décision.Commentaire de la décision :
Voici de nouveau sur la table contentieuse la question des liens entre contrats immobiliers et marchés publics. Par principe, un achat immobilier ou une location immobilière est exclu du champ des directives marchés publics et concession compte tenu du caractère non substituable de l’immeuble. Mais il peut arriver que l’autorité contractante exerce une « influence déterminante » sur la conception de l’ouvrage de sorte qu’il répond alors à ses besoins (CJUE, 10 juillet 2014, Impresa Pizzarotti, C‑213/13), ce qui entraine la requalification en marché public. A cet égard, le fait que l’ouvrage soit à construire et non construit n’est pas le critère que retient la jurisprudence européenne. En revanche, elle distingue la conception extérieure des aménagements intérieurs : l’influence est déterminante lorsqu’elle porte sur « la structure architecturale [du] bâtiment, telle que sa dimension, ses murs extérieurs et ses murs porteurs » mais « les demandes concernant les aménagements intérieurs ne peuvent être considérées comme démontrant une influence déterminante que si elles se distinguent du fait de leur spécificité ou de leur ampleur » (CJUE, 22 avril 2021, Commission c/ République d’Autriche, C-537-19, §53).
L’intérêt de l’arrêt commenté est, de ce point de vue, double. D’une part, le Conseil d’Etat reprend in extenso la formule de la Cour de justice issue de ce dernier arrêt. La filiation est d’ailleurs beaucoup plus marquée qu’avec l’arrêt de Section du 8 février 1991, Région Midi-Pyrénées, n° 57679, rendu à propos de la VEFA, alors même que le fichage de l’arrêt y fait référence. On se souvient que dans ce dernier arrêt, la Conseil d’Etat avait requalifié une VEFA en marché dès lors que « l'objet de l'opération est la construction même pour le compte de la collectivité d'un immeuble entièrement destiné à devenir sa propriété et conçu en fonction de ses besoins propres ». Or le critère de la propriété n’est plus du tout à l’ordre du jour et le fait que l’ouvrage soit conçu en fonction de ses besoins propres implique la caractérisation d’une influence déterminante dans les conditions précitées.
D’autre part, le Conseil d’Etat illustre positivement la nouvelle formulation dans un contexte où, précisément, étaient en cause à la fois des aménagements intérieurs d’un bâtiment existant et une influence déterminante sur la conception d’un immeuble à construire et destinées à accueillir des services médicaux :
« [...] tant l’aménagement du bâtiment existant A que la construction et l’aménagement du nouveau bâtiment C répondent aux besoins exprimés par le centre hospitalier, visant à regrouper ses activités ambulatoires de psychiatrie infanto-juvénile ainsi que le centre d’accueil thérapeutique à temps partiel et les hôpitaux de jours consacrés à l’accueil d’enfants de moins de 12 ans, et aux exigences spécifiques qu’il a fixées relatives, d’une part, à l’implantation du nouveau bâtiment C dans la continuité du bâtiment A, d’autre part, aux nombreux aménagements intérieurs des bâtiments A et C nécessaires aux activités thérapeutiques spécifiques devant s’y dérouler. »
L’autre intérêt de l’arrêt, qui justifie également le fichage et le classement en « A », est de conclure à l’existence d’un contenu illicite du contrat, dont on sait qu’il permet, aux côtés d’un vice d’une particulière gravité, à une partie de demander l’annulation pure et simple du contrat en application de la jurisprudence Béziers I.
L’arrêt illustre bien à cet égard le fait que la notion de contenu illicite est plus large que celle d’objet illicite puisqu’était en cause ici la question de l’illicéité du prix et plus précisément le fait que le prix soit, en raison de la forme qu’il prenait, c’est-à-dire un loyer, contraire à l’interdiction du paiement différé.
Qu’un loyer versé en échange de la construction et de la mise à disposition (par vente ou location) d’un ouvrage soit contraire à l’interdiction du paiement différé, il y a bien longtemps que le Conseil d’Etat la dit (CE, 8 février 1999, Préfet des Bouches-du-Rhône c/ Commune de la Ciotat, n°150931), condamnant alors la pratique du marché d’entreprise de travaux publics avant que le législateur ne l’autorise ensuite sous différentes formes (AOT-LOA, BEH, Contrats de partenariat puis marchés de partenariat). Mais doit-on alors considérer qu’un contrat qui contient une telle clause illégale a un « contenu illicite » ? La réponse positive paraît justifiée, alors même qu’il ne s’agit pas d’une règle d’ordre public que le juge administratif peut soulever d’office, dans la mesure où la décision Béziers I vise indifféremment « une irrégularité invoquée par une partie ou relevée d'office par lui » : puisque le prix est assurément un élément essentiel d’un contrat, en droit public comme en droit privé, il n’y a dès lors pas lieu de s’arrêter à la définition un peu trop restrictive qu’avait donné l’arrêt Cerba du contenu illicite :
« Le contenu d'un contrat ne présente un caractère illicite que si l'objet même du contrat, tel qu'il a été formulé par la personne publique contractante pour lancer la procédure de passation du contrat ou tel qu'il résulte des stipulations convenues entre les parties qui doivent être regardées comme le définissant, est, en lui-même, contraire à la loi, de sorte qu'en s'engageant pour un tel objet le cocontractant de la personne publique la méconnaît nécessairement » (CE, 9 novembre 2018, Cerba et Caisse nationale d’assurance maladie, n° 420654 et 420663, p. 407).
Quant au fait de savoir si la clause était indivisible, cela allait de soi s’agissant d’une clause financière.
Enfin, le Conseil d’Etat juge surabondant le fait que la Cour administrative d’appel de Marseille se soit aussi appuyé sur une clause d’option d’achat, puisque la question de la propriété future est indifférente à la requalification en marché public, que le montage contractuel retenu avait pour but d’échapper aux règles de publicité et de mise en concurrence, puisque cela n’entraine pas automatiquement annulation du contrat dans le cadre d’un recours Béziers I (CE, 12 janvier 2011, Manoukian, n°338551) et sur l’interdiction pour les établissements publics de santé de recourir à la procédure du marché de partenariat puisqu’il serait difficile alors de parler de contenu illicite.
Il convient également d’être vigilant, pour le BEVA comme pour la VEFA, au respect de la loi dite « MOP » du 12 juillet 1985, désormais codifiée au Code de la commande publique et qui interdit par principe, pour la plupart des personnes publiques et la plupart des ouvrages publics, un transfert de maîtrise d’ouvrage publique : le champ d’application de cette loi n’est pas exactement le même que celui de marché de travaux et surtout de celui de l’interdiction du paiement différé (laquelle ne s’appliquera que pour le BEFA et ne concerne pour certains acheteurs). Il pourrait donc y avoir des situations où un tel montage ne peut être déclaré illégal sur la base l’interdiction du paiement différé car ne s’appliquant pas mais seraient contraire à l’interdiction de transférer la maîtrise d’ouvrage publique.
Enfin, on rappellera que le Code de la commande publique, comme la directive 2014/24, a prévu la possibilité de passer des marchés sans publicité ni mise en concurrence qui ne peuvent être attribués qu’à un seul opérateur « pour des raisons techniques ». La transposition française a apporté cette précision à l’article R. 2122-3 CCP :
« Tel est notamment le cas lors de l'acquisition ou de la location d'une partie minoritaire et indissociable d'un immeuble à construire assortie de travaux répondant aux besoins de l'acheteur qui ne peuvent être réalisés par un autre opérateur économique que celui en charge des travaux de réalisation de la partie principale de l'immeuble à construire. »
Il convient là encore d’être vigilant dans la mesure où une telle dérogation n’est pas prévue par les directives. La seule possibilité pour qu’une telle dérogation soit possible est en réalité de la faire rentrer dans les hypothèses de « contrats mixtes ».
François LICHERE
Professeur agrégé en droit public