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CE, 2 février 2024, 471318, Société gestion cuisines centrales Réunion, classé C
Commentaire par François Lichère, professeur agrégé de droit public
Lorsque l’irrégularité du contrat consiste en des manquements aux règles de passation commis par le pouvoir adjudicateur, le lien de causalité entre cette irrégularité et le préjudice invoqué par l’attributaire résultant de la résiliation du contrat ne peut être regardé comme direct lorsque ces manquements ont eu une incidence déterminante sur l’attribution du contrat.
- Sommaire de L'Essentiel du Droit des Contrats Publics - Mars 2024
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Commentaires de textes ou décisions
► CE, 16 février 2024, n°488524, Département des Bouches-du-Rhône, classé B
Une condamnation pénale non définitive peut fonder le point de départ du délai de trois ans justifiant le motif d’exclusion de l’influence indue.
► CE, 2 février 2024, n°489820, Société Suez France, classé A
Le motif d’influence indue suppose que l’opérateur a effectué des démarches qu’il savait déloyales en vue d’obtenir des informations dont il connaissait le caractère confidentiel.
► CE, 16 février 2024, n°467684, Société roannaise d'immobilier, classé C
La contestation de la propriété d’un bien objet d’un contrat de concession suffit à établir l’intérêt lésé du tiers prétendument propriétaire et demandant l’annulation dudit contrat.
► CE, 2 février 2024, 471318, Société gestion cuisines centrales Réunion, classé C
Lorsque l’irrégularité du contrat consiste en des manquements aux règles de passation commis par le pouvoir adjudicateur, le lien de causalité entre cette irrégularité et le préjudice invoqué par l’attributaire résultant de la résiliation du contrat ne peut être regardé comme direct lorsque ces manquements ont eu une incidence déterminante sur l’attribution du contrat.
► CE, 2 février 2024, n°471122, Société Valenti, classé B
Le délai dans lequel le titulaire doit répondre au maître d’ouvrage à compter de la notification du décompte général s’applique aussi à l’envoi de la copie de cette réponse au maître d’œuvre.Brèves
Décision commentée :
CE, 2 février 2024, 471318, Société gestion cuisines centrales Réunion, classé C
► Consulter le texte de la décisionCommentaire de la décision :
Voici encore un arrêt classé C par le Conseil d’État qui mérite néanmoins un détour, eu regard aux vices ayant pu conduire à la résiliation du contrat et aussi à l’application de règles d’indemnisation en cas de résiliation unilatérale pour illégalité par transposition de celles applicables à l’annulation juridictionnelle.
En matière d’indemnisation de la résiliation d’un contrat pour motif d’intérêt général lié à l »illégalité du contrat, la jurisprudence applique les mêmes règles d’indemnisation que celles relatives à l’annulation par le juge (CE 6 octobre 2017, Société Cegelec Perpignan, n° 395268, classée A), que la résiliation résulte d’une décision unilatérale de la personne publique (CE 10 juillet 2020, Société Comptoir Négoce Equipement, n° 430864, classé A) ou d’une décision juridictionnelle (CE 27 février 2019, Société Opilo, n° 410537, classé B) : le cocontractant a droit au remboursement de ses dépenses qui ont été utiles à la collectivité, et à la réparation des préjudices qu’il a subis du fait de la faute commise par la personne publique à avoir conclu un contrat irrégulier, sauf faute de sa part de nature à atténuer voire à exclure la responsabilité de la personne publique (CE 2008 Société Jean-Claude Decaux. Cela étant, s’agissant du manque à gagner, l’arrêt Société Cegelec Perpignan les exclut lorsque « les manquements aux règles de publicité et de mise en concurrence commis par le pouvoir adjudicateur ont eu une incidence déterminante sur l’attribution du marché au titulaire ».
Cette jurisprudence est ici étendue au cas de la résiliation suite à une décision juridictionnelle, l’arrêt Société Opilo précité n’ayant pas eu l’occasion de préciser ce régime indemnitaire.
Cela paraît logique : en cas d’annulation (ou de résiliation) du contrat, ce n’est que si le titulaire détenait un droit à l’obtention du contrat (ou à sa poursuite si résiliation) que cette annulation affecterait ce droit et lui causerait un préjudice indépendamment des irrégularités commises par la personne publique.
C’est sur ce point que l’arrêt de la CAA attaqué est annulé en tant qu’elle avait appliqué le critère de la chance sérieuse d’obtenir le marché, critère que la jurisprudence retient dans le cadre de l’indemnisation du manque à gagner du concurrent évincé (CE 18 juin 2003, Groupement d’entreprises solidaires ETPO Guadeloupe, Société Biwater et Société Aqua TP, n° 249630, classé B). En revanche, le rapporteur public estimait que le seul fait qu’un contrat ait été passé en respectant les règles de passation des DSP alors qu’il s’agissait d’un marché conduit à considérer le caractère déterminant évoqué plus haut. Il rappelait d’ailleurs que c’est ce qui a pu entrainer, pour les mêmes faits, l’indemnisation d’un concurrent évincé (CE 28 février 2020, Société Régal des îles, n° 426162, classé B). Le passage des conclusions sur la différence à faire entre les deux (chance sérieuse/incidence déterminante) mérite d’être cité : « En effet, d’une part, en bonne logique, il ne peut de toute façon pas se déduire de ce qu’un autre concurrent n’était pas dépourvu de chance d’emporter le contrat que le cocontractant n’aurait pas disposé d’une chance sérieuse. En effet, et même si vous vous évitez autant que possible de quantifier ces notions, la notion de « non dépourvu de chance » signifie simplement que les chances en question n’étaient pas nulles, mais, dans votre esprit, elles restent par elles-mêmes inférieures à 50%... À l’inverse, une chance sérieuse au sens de votre jurisprudence signifie à tout le moins, comme vous venez très récemment de le juger dans votre décision CE 28 novembre 2023, Commune de Saint-Cyr-sur-Mer, n° 468867, à mentionner aux Tables, que l’offre en cause a une valeur supérieure à celle de tous les autres candidats ».
Pour le Conseil d’État, « les manquements retenus par le jugement du tribunal administratif de La Réunion du 31 mars 2016 tiennent à ce que le contrat qui a été passé sous forme de délégation de service public devait être requalifié en marché public de services, à ce qu’il a été attribué à la société SOGECCIR sans publication d’un avis d’attribution de niveau européen et sans que le contenu et les conditions de mise en œuvre des critères de sélection des offres n’aient été définis et à ce qu’il a été conclu pour une durée excessivement longue de dix ans. Il résulte de l’instruction que ces manquements aux règles de publicité et de mise en concurrence, eu égard à leur nature et à leur portée, ont eu une incidence déterminante sur l’attribution du contrat à la SOGECCIR. Dans ces conditions, le lien entre la faute de la commune et le manque à gagner dont cette société entend obtenir réparation ne peut être regardé comme direct ».
Il reste à déterminer la portée de la formule : est-ce le cumul de ces irrégularités qui conduit à l’absence de lien de causalité ou bien est-ce que pris individuellement, chacune pourrait caractériser cette absence et que le Conseil d’État s’est voulu pédagogue ? Une troisième approche serait de dire que c’est un certain cumul qui conduit à ne pas établir le lien de causalité. On peut pencher quand même pour la première solution eu égard à la gravité de chaque vice.
François LICHERE
Professeur agrégé en droit public