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CE, 15 juillet 2025, 494073, Société nouvelle laiterie de la montagne, classé B
Commentaire par François Lichère, professeur agrégé de droit public
L’absence de clause de révision de prix ne peut conduire le juge à écarter le marché ; pour déterminer s’il y a lieu de modérer les pénalités, le juge du contrat apprécie la gravité de l’inexécution constatée de la part du cocontractant au regard des fautes commises par l’acheteur public.
- Sommaire de L'Essentiel du Droit des Contrats Publics - Juillet 2025
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Commentaires de textes ou décisions
► CE, 17 juillet 2025, 503317, Commune de Berck-sur-Mer, classé A
Les biens des tiers affectés au fonctionnement de services publics peuvent être, dans certaines circonstances, qualifiés de bien de retour.
► CE, 15 juillet 2025, 490592, Société Le Chalet des Jumeaux, classé B
Une autorité concédante peut limiter le nombre de lots pour lesquels un même opérateur économique peut présenter une offre, sous réserve que cette limitation soit justifiée par l’objet de la concession, les nécessités propres au service public délégué ou la procédure de passation du contrat, et non disproportionnée.
► CE, 15 juillet 2025, 494073, Société nouvelle laiterie de la montagne, classé B
L’absence de clause de révision de prix ne peut conduire le juge à écarter le marché ; pour déterminer s’il y a lieu de modérer les pénalités, le juge du contrat apprécie la gravité de l’inexécution constatée de la part du cocontractant au regard des fautes commises par l’acheteur public.
► TC, 7 juillet 2025, 4353, Commune de Grand Quevilly c/ Union des groupements d'achats publics, classé A
Un litige relatif à l’achat d’un véhicule par l’UGAP ne relève manifestement pas du judiciaire qui n’est donc pas compétent même s’il est saisi d’une demande d’expertise.
Brèves
Décision commentée :
CE, 15 juillet 2025, 494073, Société nouvelle laiterie de la montagne, classé B
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Cet arrêt apporte donc deux enseignements bien distincts.
Le premier n’est guère une surprise : on sait que le Conseil d’État est strict quant aux hypothèses pouvant conduire à l’annulation dans le cadre d’un recours en contestation de validité à la demande d’une partie ou, dans le cadre d’un litige portant sur son exécution, à écarter le contrat à la demande là encore d’une partie, comme c’était le cas en l’espèce (jurisprudence dite Béziers I). En l’occurrence, il est clair que ce n’est pas un vice d’une particulière gravité qui était en jeu puisque cela concerne les vices de consentement. La discussion portait donc sur le fait de savoir si le fait de ne pas avoir respecté l’article du Code de la commande publique qui impose une clause de révision des prix devait conduire à déceler dans le contrat un « contenu illicite ». Initialement, cette notion visait l’illicéité de son objet (CE, 9 novembre 2018, Société Cerba et Caisse nationale d’assurance maladie, 420654 et 420663, au Recueil p. 407) et l’on peut ranger dans cette catégorie une concession d’aménagement portant sur une opération d’aménagement illégale au regard des prescriptions du code de l’urbanisme (CE, 10 juillet 2013, Commune de Vias et Société d'économie mixte de la ville de Béziers et du littoral (SEBLI), 362304, 362318, T. pp. 695-701-704-806-808), une clause par laquelle une personne publique renonce à son pouvoir de résiliation unilatérale (CE, 1er octobre 2013, Société Espace Habitat Construction, 349099, T. pp. 695-696-700), une transaction par laquelle le titulaire d’un marché renonce au bénéfice des intérêts moratoires alors que la loi prohibe une telle renonciation (CE, 18 mai 2021, Communauté d’agglomération de Lens-Liévin, 443153, aux Tables) ou un marché dont l’objet même est la fourniture d’un produit dépourvu de l’autorisation de mise sur le marché exigée par les dispositions qui lui sont applicables (CE, 5 avril 2023, Commune de Hyères et Société Compagnie européenne de réalisations antiparasitaires, 459834, 459865, aux Tables), tous des exemples cités par le rapporteur public Nicolas Labrune.
Mais la notion a été étendue à partir du moment où a été jugée illicite le contenu d’un contrat comportant une clause de paiement différé prohibée par la loi et indivisible du reste des stipulations (CE, 3 avril 2024, Société Victor Hugo 21, 472476, au Recueil) : on touchait là à l’élément financier du contrat et non à son élément matériel.
À l’inverse, le rapporteur public a pu citer tous les cas où une illégalité n’a pas été considérée comme permettant d’identifier un contenu illicite :
- la circonstance que le titulaire d'un contrat n'ayant pas pour objet l'occupation du domaine public, mais dont le lieu de réalisation se situe sur une dépendance du domaine public ne dispose pas d'un titre l'autorisant à occuper cette dépendance (CE, 10 juillet 2020, Société de manutention et d’entreposage de grains, 427216, T. p. 830) ;
- la méconnaissance de l’article 79 du code des marchés publics par la clause d’un marché prévoyant une prise d’effet antérieure à sa date de notification (CE, 22 mai 2015, AXA Corporate Solutions Assurances, 383596, T. pp. 751-761) ;
- a méconnaissance de l’article L. 2124-32-1 du code général des propriétés des personnes publiques (CG3P) par une clause selon laquelle l’occupation du domaine ne donnerait pas lieu à la création d’un fonds de commerce (CE, 11 mars 2022, M. Guglielmi et autre, 453440, aux Tables) ;
- ou encore l’omission de faire figurer dans une convention de délégation de service public, comme le prévoit l'article L. 1411-2 du code général des collectivités territoriales (CGCT), la justification des montants et modes de calcul des droits d'entrée et des redevances versées par le délégataire à la collectivité délégante (CE, 10 juillet 2020, Commune de la Guérinière, 434353, 34355, aux Tables).
Pourtant, la violation de l’obligation de prévoir une clause de révision de prix est jugée différemment ici.
Pour le rapporteur public, que l’on peut suivre, « la révision du prix ou, en l’occurrence, l’absence de révision de ce prix, nous paraît divisible du prix lui-même et de son paiement »:
Il est vrai que, comme il l’indique plus loin, « les effets du vice tenant à l’absence de clause de révision du prix ne sont qu’éventuels – et cela renforce notre conviction que ce vice n’entache pas le contrat d’illicéité. En effet, si le cours des matières premières ne subit pas de variation pendant la durée du contrat, il n’y aura de toute façon pas lieu de réviser le prix, et le vice n’aura donc aucun effet ».« Dans le précédent Société Victor Hugo 21, à partir du moment où le contrat prévoyait un paiement différé interdit, il était impossible que le contrat soit exécuté sans violer la loi : le titulaire était privé de tout paiement pendant toute la première phase de l’exécution du contrat, alors que c’est précisément ce que vise à éviter l’interdiction du paiement différé et le paiement, quand il survenait enfin, méconnaissait par lui-même la loi, puisqu’il était intrinsèquement contraire à l’interdiction. Mais il n’y a rien de tel en l’espèce ».
On s’avoue en revanche moins convaincu par les autres arguments :
Il n’y a pas en effet de droit à modifier le contrat, comme le démontre l’affaire en question puisque le cocontractant avait justement demandé un avenant ; quant aux conditions de l’imprévision, on sait qu’elles sont strictes et cette théorie n’ouvre pas droit en outre à l’indemnisation de l’entier préjudice alors qu’une formule de révision de prix peut, si elle est bien choisie, conduire à une adaptation à la réalité de l’évolution de l’environnement économique.« Enfin, si vous nous suivez pour considérer que le cocontractant de l’administration ne peut pas demander au juge d’écarter le contrat au motif de l’absence de clause de révision du prix, celui-ci ne sera pas pour autant dépourvu de toute ressource face à ce vice. Nous pensons en effet qu’il lui sera loisible de solliciter la conclusion d’un avenant pour le corriger, la modification du contrat résultant de l’ajout de la clause oubliée étant d’une portée suffisamment modeste pour être admise dans le cadre rappelé par votre avis d’Assemblée générale du 15 septembre 2022 (n° 405540). Par votre décision Société Area Impianti du 20 décembre 2017 (n° 408562, T. pp. 688-772-773-774), vous avez d’ailleurs admis que les parties à un marché puissent convenir par avenant de passer d’un prix révisable à un prix ferme et l’on peut donc penser que, de façon symétrique, il leur est loisible d’ajouter une clause de révision du prix . Par ailleurs dans l’hypothèse où le cocontractant subirait un préjudice du fait d’un bouleversement de l’équilibre économique du contrat par la survenance d'un événement imprévisible et extérieur aux parties, il pourrait, à défaut de révision du prix du contrat, obtenir l’indemnisation de ce préjudice sur le fondement de la théorie de l’imprévision ».
Le deuxième apport de l’arrêt est d’autant plus intéressant qu’il est adopté sur conclusions contraires du rapporteur public Nicolas Labrune. Celui-ci expliquait que :
« Il est vrai, certes, que l’on pourrait éventuellement soutenir qu’il appartient au juge, le cas échéant, de tenir compte d’une faute commise par le pouvoir adjudicateur pour apprécier s’il y a lieu de modérer le montant des pénalités mises à la charge du titulaire du marché, dès lors qu’il faut, pour apprécier le caractère manifestement excessif de ces pénalités, tenir compte de la « gravité de l’inexécution constatée ». Cela reviendrait au fond à considérer que l’inexécution de ses obligations contractuelles par le titulaire du marché est moins grave lorsqu’elle s’explique, en tout ou partie, par une faute de l’acheteur public. Mais nous confessons avoir quelques réticences à admettre cette thèse. La gravité de la méconnaissance de ses obligations contractuelles par le cocontractant de l’administration peut et doit, selon nous, s’apprécier objectivement, au regard de son comportement, de l’ampleur de l’inexécution et des conséquences de cette inexécution pour la personne publique. Et il est d’autant moins évident de tenir compte dans ce cadre du comportement de la personne publique qu’une faute de l’administration ne saurait bien sûr exonérer son co-contractant de son obligation d’exécuter le contrat. Il pourrait sans doute y avoir in fine une compensation entre les pénalités infligées au titulaire du marché et l’indemnisation due par l’acheteur public à raison d’une faute qu’il aurait commise, mais c’est là une autre question qui se situe non pas au stade de la fixation du montant des pénalités, mais en aval ».
Manifestement, le Conseil d’État n’a pas été convaincu, et on peut penser que les faits de l’affaire pouvaient fonder la solution contraire qu’il a finalement adoptée :
C’est donc le fait d’avoir refusé de modifier le contrat qui est considéré comme une faute, mais c’est à mettre en rapport avec la faute liée à l’illégalité de l’absence de clause de révision de prix.« En refusant d’envisager toute modification des marchés en litige afin de remédier aux difficultés de livraison rencontrées par la société Nouvelle Laiterie de la Montagne, résultant d’évènements extérieurs et imprévisibles dans leur ampleur, alors que, ainsi qu’il a été dit au point 13, les marchés en litige, dont l’exécution nécessitait le recours à une part importante de matières premières dont le prix était directement affecté par les fluctuations des cours mondiaux, ne comportaient pas de clause de révision de prix contrairement aux prescriptions des dispositions citées au point 12, ce que la société Nouvelle Laiterie de la Montagne avait d’ailleurs relevé dans le courrier du 25 octobre 2017 qu’elle lui avait adressé, FranceAgriMer a contribué à la placer en situation de ne pas pouvoir respecter ses obligations de livraison. Cette circonstance est de nature à atténuer la gravité de l’inexécution, par la société Nouvelle Laiterie de la Montagne, de ses obligations contractuelles. Dès lors, cette société est fondée à demander la modération, qu’il y a lieu de fixer à 50 %, du montant des pénalités mises à sa charge par les titres exécutoires du 27 novembre 2018 en litige ».
Un partage de responsabilité semblait donc adapté aux circonstances. Il reste à savoir si le juge administratif sera enclin à renouveler un tel partage dans d’autres hypothèses, à l’heure où la protection des finances publiques semble encore plus à l’ordre du jour et où les autorités contractantes semblent de plus en plus enclines à déclencher les pénalités contractuelles.
François LICHERE
Professeur agrégé en droit public