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CE, 15 juillet 2025, 490592, Société Le Chalet des Jumeaux, classé B

Commentaire par François Lichère, professeur agrégé de droit public

Une autorité concédante peut limiter le nombre de lots pour lesquels un même opérateur économique peut présenter une offre, sous réserve que cette limitation soit justifiée par l’objet de la concession, les nécessités propres au service public délégué ou la procédure de passation du contrat, et non disproportionnée.

Sommaire de L'Essentiel du Droit des Contrats Publics - Juillet 2025

Commentaires de textes ou décisions
 

CE, 17 juillet 2025, 503317, Commune de Berck-sur-Mer, classé A
Les biens des tiers affectés au fonctionnement de services publics peuvent être, dans certaines circonstances, qualifiés de bien de retour.


► CE, 15 juillet 2025, 490592, Société Le Chalet des Jumeaux, classé B
Une autorité concédante peut limiter le nombre de lots pour lesquels un même opérateur économique peut présenter une offre, sous réserve que cette limitation soit justifiée par l’objet de la concession, les nécessités propres au service public délégué ou la procédure de passation du contrat, et non disproportionnée.


CE, 15 juillet 2025, 494073, Société nouvelle laiterie de la montagne, classé B
L’absence de clause de révision de prix ne peut conduire le juge à écarter le marché ; pour déterminer s’il y a lieu de modérer les pénalités, le juge du contrat apprécie la gravité de l’inexécution constatée de la part du cocontractant au regard des fautes commises par l’acheteur public.


TC, 7 juillet 2025, 4353, Commune de Grand Quevilly c/ Union des groupements d'achats publics, classé A
Un litige relatif à l’achat d’un véhicule par l’UGAP ne relève manifestement pas du judiciaire qui n’est donc pas compétent même s’il est saisi d’une demande d’expertise.


 

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Décision commentée :

CE, 15 juillet 2025, 490592, Société Le Chalet des Jumeaux, classé B

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Commentaire de la décision :


La plage de Pampelonne, à Ramatuelle, a eu l’honneur de plusieurs arrêts du Conseil d’État s’agissant de l’attribution par la commune de sous-concessions de plage. On ne reviendra pas sur la saga contentieuse qui s’achève avec l’arrêt commenté, sauf pour rappeler que celui-ci s’inscrit dans le cadre d’un recours en contestation de validité de la part d’un tiers, dit recours « Tarn-et-Garonne », intenté par un titulaire sortant qui avait vu ses offres sur deux lots rejetées, tout comme ses référés précontractuels et ses demandes indemnitaires.

L’arrêt répond surtout à une question inédite devant le Conseil d’État : une autorité concédante pouvait-elle décider de limiter le nombre d’offres par opérateur économique à l’occasion de l’attribution de plusieurs « lots » ? La réponse du Conseil d’État est positive sur le principe, mais conditionnée, et le juge finit par estimer que les conditions étaient ici remplies, rejetant donc le recours.

Sur le principe, il n’y a guère de surprise de la part du Conseil d’État. Certes, le Code de la commande publique ne prévoit pas cette possibilité pour les concessions expressis verbis mais seulement pour les marchés publics. On pouvait néanmoins se souvenir que la possibilité de telles restrictions à l’accès à la commande publique avait été admise dans son principe pour les marchés publics par le Conseil d’État avant même que les textes de le prévoient (CE, 20 février 2013, Société Laboratoire Biomnis, n° 363656, T. p. 693).
 
Quant aux conditions posées à la possibilité de limiter l’accès, elles présentent un certain caractère de nouveauté. On remarquera qu’aucune condition de fond n’est posée dans les textes relatifs aux marchés publics. La directive n° 2014/24 du 26 février 2014 dispose que « [l]es pouvoirs adjudicateurs peuvent, même lorsqu’il est possible de soumettre une offre pour plusieurs lots ou tous les lots, limiter le nombre de lots qui peuvent être attribués à un seul soumissionnaire, à condition que le nombre maximal de lots par soumissionnaire soit inscrit dans l’avis de marché ou dans l’invitation à confirmer l’intérêt. Les pouvoirs adjudicateurs indiquent dans les documents de marché les critères ou règles objectifs et non discriminatoires qu’ils entendent appliquer pour déterminer quels lots seront attribués lorsque l’application des critères d’attribution conduirait à attribuer à un soumissionnaire un nombre de lots supérieur au nombre maximal  » (article 46§2). L’article 2113-10 du CCP se borne à indiquer que l’acheteur public « peut limiter le nombre de lots pour lesquels un même opérateur économique peut présenter une offre ou le nombre de lots qui peuvent être attribués à un même opérateur économique ».
 
Mais lorsqu’il avait admis le principe d’une telle limitation sans texte, le Conseil d’État l’avait justifié au regard des objectifs poursuivis :

« Il résulte de l'instruction qu'une telle limitation vise à susciter l'émergence d'une plus grande concurrence dans le secteur des prestations d'identification par empreintes génétiques réalisées dans le cadre d'une procédure judiciaire ou extrajudiciaire et à assurer la sécurité des approvisionnements du ministère de la justice dans ce domaine, en permettant à plusieurs entreprises de disposer d'une compétence dans ce secteur afin que l'État puisse durablement être confronté à plusieurs opérateurs ; qu'elle est ainsi justifiée par la nature et l'étendue des besoins auquel le marché a pour objet de répondre. »

Ce sont donc la recherche d’une plus grande concurrence et la sécurité d’approvisionnement qui le justifiaient.
 
Tels ne sont pas les motifs repris ici et pour cause : on ne peut évidemment parler de sécurité d’approvisionnement s’agissant de concessions de plages, qui sont des services, ni d’émergence de plus de concurrence puisqu’au contraire le rapporteur public, que nous remercions vivement pour la communication de ses conclusions, a indiqué que cette limitation s’est traduite par un maximum de trois candidats par lot. On doit noter que le rapporteur public mettait toutefois en avant l’intérêt de cette limitation en termes concurrentiels, mais dans une approche un peu originale : cela permettrait de rétablir une certaine égalité entre « petits » et « gros », les premiers ne pouvant matériellement présenter des offres à tous les lots. Mais on avoue ne pas être très convaincu par cet argument, on y reviendra.

Le Conseil d’État parle explicitement de « l’objet de la concession, [d]es nécessités propres au service public délégué ou [de] la procédure de passation du contrat » comme motifs pouvant justifier une telle limitation. S’agissant de la procédure de passation, le rapporteur public fait sien le raisonnement de la CAA qui justifie une limitation par la « nécessité pour l’autorité concédante de rationaliser la procédure de passation pour éviter qu’un trop grand nombre d’offres ne lui soit soumises et que la conduite de la procédure excède ses capacités administratives et financières », ce que l’on peut admettre pour des concessions de plage plus ou moins similaires. Quant à l’objet de la concession ou les nécessités du service public, ils ne sont pas particulièrement illustrés par le rapporteur public ni le Conseil d’État, qui manque ici lui-même de « motivation » de son raisonnement. 
 
Enfin, au-delà des motifs, le Conseil pose une condition : ces restrictions ne doivent pas être « disproportionnées ». Ici aussi, on manque un peu de motivation, tant dans l’arrêt que dans les conclusions. On peut penser que cela vise le nombre d’offres qui peuvent être déposées : ici la limitation à 2 lots sur 30 pourrait paraître assez restrictive, mais le rapporteur public a proposé un contrôle dissymétrique, c’est-à-dire que le contrôle est restreint s’agissant de la mise en œuvre de la restriction, alors que la décision de restreindre (le principe donc) doit relever d’un contrôle normal. En conséquence, le contrôle de cassation relève de la qualification juridique des faits sur ce dernier point et de la dénaturation sur le premier.
 
S’agissant justement de la mise en œuvre de ces principes, le Conseil d’État juge que la CAA n’a pas entaché son arrêt ni d’erreur de qualification juridique ni de dénaturation, au motif « que cette règle avait permis à la commune de rationaliser l’analyse des offres et de rétablir un équilibre concurrentiel en laissant à des entreprises de moindre taille et aux moyens humains et financiers plus limités davantage de possibilités de présenter des offres ». Encore une fois, on ne perçoit pas pourquoi les entreprises de moindre taille n’auraient pas pu présenter des offres sans une telle limitation, puisqu’elles pouvaient toujours choisir de ne se présenter que sur 2 ou 3 sous-concessions ; en revanche, on perçoit bien l’objectif de rationalisation de l’analyse des offres.
 
Enfin se posait la question du moment de la justification et sur ce point comme sur d’autres, le Conseil d’État suit son rapporteur public qui ne voulait pas imposer une obligation de motivation pendant la procédure, pour des raisons évidentes de contraintes pratiques. Aussi, les autorités concédantes pourront faire le choix de ne justifier que devant le juge, même si l’on peut penser qu’une justification en amont permettrait peut-être d’éviter des recours.

Au passage, on rappellera que la Cour de justice a admis un système dans lequel lorsque le premier classé ne peut être choisi car il est déjà attributaire d’autres lots, le second doit reprendre l’offre du premier, sous réserve qu’il soit d’accord (CJUE, 13 juin 2024, C-737/22).
 
Le reste de l’arrêt rejette d’autres moyens plus classiques, à l’image d’une prétendue insuffisante définition des besoins et d’une méthode d’évaluation prétendument illégale, même si l’arrêt illustre une fois de plus la très (trop ?) grande latitude laissée aux autorités concédantes en ces matières. Enfin, le Conseil d’État estime que « que la cour a, par des motifs non contestés, relevé un manquement affectant l’appréciation par l’autorité concédante de l’offre de la société Le Chalet des Jumeaux sur le critère « qualité et cohérence de l’offre au plan financier ». En jugeant qu’il ressortait des pièces du dossier qui lui était soumis, notamment du rapport d’analyse des offres, que, quand bien même l’offre de la société requérante aurait été correctement appréciée sur le critère financier, une telle circonstance ne lui aurait pas permis d’être mieux classée que la société attributaire, de sorte que ce manquement était sans rapport avec son éviction, la cour administrative d’appel s’est livrée à une appréciation souveraine exempte de dénaturation et n’a pas commis d’erreur de droit ».
 
L’arrêt commenté laisse en suspens deux questions, que le Conseil d’État n’avait pas à trancher :
 
  1. Faut-il justifier, même si c’est devant le juge seulement, d’une telle restriction en matière de marchés publics ? Le seul fait que les textes ne posent aucune condition n’est pas, selon nous, un argument suffisant pour une telle dispense : le principe de libre accès à la commande publique devrait conduire à devoir justifier d’une restriction au principe ;
  2.  Sur le plan procédural, puisque le recours a été rejeté au fond, le Conseil d’État n’a pas eu à répondre à la réponse suivante : peut-on transposer au recours Tarn-et-Garonne la solution du référé précontractuel en vertu de laquelle une entreprise, même si elle ne participe pas à une procédure de passation, peut néanmoins être recevable à former contre cette procédure un référé précontractuel, dès lors qu’elle « a vocation, compte tenu de son domaine d'activité, à exécuter le contrat » et si elle a été dissuadée de présenter une candidature ou une offre « par les manquements aux obligations de publicité et de mise en concurrence qu'elle invoque » (CE, 29 avril 2015, Syndicat de valorisation des déchets de la Guadeloupe, n° 386748, T. pp. 745-759) ? Le rapporteur public notait une différence notable puisque l’intérêt du précontractuel est de pouvoir rectifier immédiatement une éventuelle illégalité et permettre au requérant d’ainsi participer à la nouvelle procédure. Mais une proposait néanmoins cette extension, particulièrement justifiée dans le cas de l’espèce où le requérant n’était pas en droit, du fait des conditions de concurrence, de présenter plus de deux offres, ce que l’on ne saurait que trop approuvé.

François LICHERE
Professeur agrégé en droit public