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CE, 12 juin 2024, n°475214, Société Actor France, classé B

Commentaire par François Lichère, professeur agrégé de droit public

Une offre ne peut être regardée comme inacceptable, dans le cadre d’un accord-cadre, que si les crédits budgétaires alloués ont été portés à la connaissance des candidats.

Sommaire de L'Essentiel du Droit des Contrats Publics - Juin 2024

Commentaires de textes ou décisions
 

CE, 7 juin 2024, n°489404, Communauté d’agglomération Quimper Bretagne occidentale, et n°489425, Société RATP Développement, classé B
Une méthode d’évaluation attribuant la note correspondant au rang de classement est illégale.


TC, 17 juin 2024, n° C 4302, M. et Mme B. c/ Commune de Changé, classé A, et n° C 4306, Mme R... et M. G... c/ communauté urbaine Le Havre Seine Métropole
Un litige entre l’acquéreur d’un lot vendu par une commune à propos de travaux publics à réaliser par cette commune à l’occasion de cette vente relève du juge judiciaire.


CE, 12 juin 2024, n°475214, Société Actor France, classé B
Une offre ne peut être regardée comme inacceptable, dans le cas d’un accord-cadre, que si les crédits budgétaires alloués ont été portés à la connaissance des candidats.


CE, 17 mai 2024, n° 466568, Société SMA Energie, classé A
Le juge saisi d’un recours contestant la validité du contrat peut prononcer la résiliation ou l’annulation des seules clauses irrégulières divisibles ou les écarter s’il est saisi d’un litige relatif à l’exécution du contrat ; la prescription de l’action en restitution ne commence à courir qu’à compter du jour où le juge prononce l’annulation de ce contrat ou d’une clause divisible de ce contrat.


CE, 7 juin 2024, n° 490468, Société Entreprise Construction Bâtiment, et n°490385, Société Atelier Bois, B
La procédure de réclamation préalable prévue à l’article 50 du CCAG ne saurait être applicable au titulaire se prévalant d’un DGD tacite.

 

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Décision commentée :

CE 12 juin 2024, n°475214, Société Actor France, classé B

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Commentaire de la décision:

 

Cet arrêt, et plus encore les conclusions Marc Pichon de Vendeuil, apportent des éclairages intéressants sur la notion d’offre inacceptable de manière générale, et sur l’obligation ou non d’informer les candidats sur les crédits budgétaires alloués à un futur marché en particulier.

On sait de l’offre inacceptable qu’elle est définie comme celle « dont le prix excède les crédits budgétaires alloués au marché, déterminés et établis avant le lancement de la procédure » (Art. L. 2152-1 CCP).

Il n’en a pas toujours été ainsi : l’ancien Code des marchés publics prévoyait une définition alternative : « si les conditions prévues pour son exécution méconnaissent la législation en vigueur, ou si les crédits budgétaires alloués au marché après évaluation du besoin à satisfaire ne permettent pas au pouvoir adjudicateur de la financer » (art. 35.1.1° du Code des marchés publics 2006). La première partie de la définition a, logiquement, été versée dans la définition, devenue alternative, de l’offre irrégulière avec la transposition des directives 2014/24 et 2014/25 (actuellement article L. 2152-2 CCP).

Pour autant, la question de savoir ce que signifie les « crédits budgétaires alloués » n’a jamais reçu de définition jurisprudentielle. Il existait bien une réponse ministérielle à une question écrite n° 05463 de M. Jean-Claude Carle (Haute-Savoie - UMP) publiée dans le JO Sénat du 21/03/2013 - page 916, déclarant : « Dès lors que les crédits budgétaires alloués par le pouvoir adjudicateur lui donnent la possibilité de financer l'offre, celle-ci ne peut pas être rejetée comme inacceptable, quand bien même son prix se situerait largement au-dessus du montant estimé du marché (CE, 24 juin 2011, office public de l'habitat interdépartemental de l'Essonne, du Val d'Oise et des Yvelines, req. n° 346665) : une offre supérieure de 25 % à l'estimation des services de l'acheteur n'emporte pas systématiquement, par exemple, la qualification d'offre inacceptable ».

C’est cet arrêt que reprend le rapporteur public, en citant les conclusions du Président Boulouis sur cette affaire de 2011, pour qui cette règle « vise à consacrer la jurisprudence antérieure, rare mais claire, selon laquelle une offre ne pouvait être déclarée inacceptable comme trop chère si l’estimation servant de base à son jugement était irréaliste (29 décembre 1997, n° 160686, Préfet Seine-et-Marne c/ OPAC Meaux, p. 510) ». On peut ne pas être convaincu par ce raisonnement qui cherchait à faire rejoindre la jurisprudence antérieure relative à l’offre « non conforme » dans son volet financier (c’est-à-dire supérieure à l’estimation réaliste de la valeur estimée du marché) avec la notion nouvelle, issue des directives, de supérieure aux crédits alloués. Du reste, l’arrêt de 2011 avait sanctionné un pouvoir adjudicateur pour avoir rejeté une offre au motif qu'elle était supérieure de 25 % à l'estimation des services.

Aussi on suivra plutôt Marc Pichon de Vendeuil lorsqu’il estime, après avoir cité la Directive 2024/24, qu’ « on notera simplement une différence sémantique, la notion française de « crédits budgétaires » semblant renvoyer à une logique de comptabilité publique (…). Nous ne sommes pas pour autant certain qu’il faille en tirer de réelles conséquences pratiques – ce que votre jurisprudence n’a du reste jamais fait jusqu’à présent – car, d’une part, le code de la commande publique ne s’applique pas qu’à des entités soumises aux règles de la comptabilité publique et, d’autre part, une telle approche pourrait s’avérer particulièrement rigide, ne serait-ce qu’en introduisant une distinction assez formelle avec les notions d’autorisations d’engagement ou d’autorisations d’emploi qui nous paraissent pouvoir suffire, dans certains cas, à caractériser les « crédits budgétaires alloués » au sens du droit de la commande publique ». D’autre part et surtout, il explique que « les crédits alloués ne sont pas les crédits allouables, ce qui, pour les grands acheteurs publics, n’aurait d’ailleurs guère de sens ! A notre sens, les crédits budgétaires alloués au marché correspondent donc à la somme spécifique que, pour une opération donnée, l’acheteur public entend engager, et non à ses capacités générales de financement (…). L’idée sous-jacente est qu’un

acheteur public n’a pas à se trouver engagé vis-à-vis d’une offre qui, bien qu’elle soit finançable dans l’absolu, affecterait de manière indue ses équilibres budgétaires. Il faut enfin ajouter que, comme le prévoient les textes, ce plafond budgétaire doit lui-même avoir été arrêté en amont de la procédure d’appel d’offres (…) qui peut se manifester sous diverses formes (dans un document budgétaire, dans une

délibération de la collectivité ou même dans des documents internes à l’entité concernée), pour autant que le caractère impératif de ce choix budgétaire apparaisse de manière suffisamment manifeste ». Au-delà de la forme, c’est probablement là que pourrait s’exercer un contrôle du juge quant au caractère réaliste ou non des crédits alloués.

Sur tout cela, le Conseil d’Etat ne prend pas parti, se contentant d’exiger, pour un accord-cadre, la chose suivante : « Si les crédits budgétaires alloués à un marché destiné à être passé sous la forme d’un accord-cadre peuvent être inférieurs au montant maximum que prévoit le pouvoir adjudicateur, celui-ci ne peut toutefois écarter comme inacceptable une offre au motif qu’elle excède le montant de ces crédits budgétaires qu’à la condition que ce dernier montant ait été porté à la connaissance des candidats à son attribution ».

C’est là qu’apparait le deuxième apport de  cette affaire, résultant de l’arrêt lui-même cette fois : l’autorité contractante a l’obligation d’indiquer, pour un accord-cadre, le montant des crédits budgétaires alloués à cet accord-cadre. Il ne faut pas en effet ce méprendre sur la formulation, un peu confuse, du « marché destiné à être passé sous la forme d’un accord-cadre » : le Conseil d’Etat reprend la définition du Code de la commande publique qui fait des accords-cadres des marchés à part entière. Il ne vise donc pas le marché subséquent qui peut être passé en application de l’accord-cadre, faute de quoi serait inutile la précision selon laquelle les crédits budgétaires alloués « peuvent être inférieurs au montant maximum que prévoit le pouvoir adjudicateur » : par hypothèse, un accord-cadre peut générer plusieurs marchés subséquents et chaque marché subséquent sera nécessairement inférieur au montant maximum de l’accord-cadre.

Le rapporteur public envisageait de généraliser l’obligation d’indiquer ce montant, au nom du principe de transparence, à tous les marchés publics. On ne le suivra pas sur ce point. L’indication d’une telle information doit rester une possibilité pour l’acheteur : elle peut permettre, parfois, aux candidats de mieux cerner l’ampleur d’une prestation attendue, en particulier s’agissant des services intellectuels. Mais elle peut aussi présenter le risque de ne pas conduire à obtenir l’offre économiquement la plus avantageuse, en incitant les candidats à s’approcher de ce montant. Le Conseil d’Etat s’en tient d’ailleurs à une formule ne laissant aucune place à un obiter dictum : cette obligation ne s’impose que pour les accords-cadres et se justifie par application de la jurisprudence Simonsen de la Cour de justice, qui a imposé d’indiquer un maximum à un accord-cadre afin de permettre aux candidats potentiels d’apprécier leur capacité à exécuter les obligations qui pourraient résulter des marchés subséquents (17 juin 2021, Simonsen & Weel A/S, aff. C-23/20). Le rapporteur public explique en effet que « de fait, au vu d’un avis de marché ne comportant que cette seule indication, les concurrents potentiels peuvent légitimement penser que la collectivité aura les moyens budgétaires de faire face à cette dépense si ce seuil devait être atteint. Raisonner autrement reviendrait du reste à priver de tout effet utile l’obligation d’indiquer un maximum dans l’accord-cadre, qui sera dépourvue d’intérêt pratique si, dans les faits, l’écart entre ce plafond et les crédits alloués s’avère substantiel ». En l’espèce, tel était bien le cas car, d’après l’arrêt lui-même, la commune ayant prévu 2,5 millions d’euros de crédits budgétaires à mettre en face des 3,5 millions de montant maximum de cet accord-cadre à bons de commande d’une durée ferme de 48 mois en vue de la fourniture et de la maintenance de corbeilles de rue compactantes à énergie solaire. Aussi, l’offre de la société requérante, de plus de 2,7 millions, ne pouvait être rejetée comme inacceptable, faute d’information en amont. L’arrêt de la CAA de Paris est annulé et il lui est renvoyé l’affaire, qu’elle devra trancher sur le point de savoir si cette illégalité doit conduire, dans le cadre du recours Tarn-et-Garonne intenté, à une annulation du marché ou, plus probablement, à sa seule résiliation.

N’est pas indiqué, par hypothèse, les conséquences de cet arrêt en cas d’accord-cadre avec marchés subséquents. Mais si la logique, que nous prônons, de liberté pour les marchés publics devait être confirmée, cela devrait conduire le juge à ne pas exiger des acheteurs publics qu’ils indiquent à l’avance les crédits alloués pour chaque marché subséquent, d’autant plus que le risque de dissociation entre le montant maximum de l’accord-cadre et un des marchés subséquents mis en place n’aura pas lieu d’être.


 

François LICHERE
Professeur agrégé en droit public