Commentaire par François Lichère, professeur agrégé de droit public
Le recrutement d’un employé-cadre d’un soumissionnaire par un autre soumissionnaire concurrent peut conduire à un conflit d’intérêts dont le pouvoir adjudicateur doit tenir compte.
- Sommaire de L'Essentiel du Droit des Contrats Publics - Juin 2025
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Commentaires de textes ou décisions
► CE, 10 juin 2025, 495479, 495480, 495481, Association Agir pour l’environnement et autres, classé B
La clause relative à la durée et aux conditions de résiliation est dépourvue d’effet réglementaire.
► CE, 20 mai 2025, n° 498461-498679, Société La Forge de Longuyon, classé B
Une collectivité publique peut demander au juge le recouvrement d’une créance après l’émission d’un titre exécutoire si elle justifie, d’une part, de vaines tentatives d’exécution du titre exécutoire qu’elle a préalablement émis, notamment sur des biens situés en France, et d’autre part, de l’utilité d’une décision rendue par une juridiction française pour le recouvrement de sa créance sur des biens ou fonds à l’étranger.
► CE, 20 mai 2025, 491398, Voies navigables de France c/ Département de l'Oise, classé B
Est d’ordre public en cassation le moyen tiré de ce que la responsabilité contractuelle ne pouvait être invoquée dès lors que les parties au litige n’étaient pas liées par un contrat .
► CJUE, 12 Juin 2025, C‑415/23 P, OHB System AG
Le recrutement d’un employé-cadre d’un soumissionnaire par un autre soumissionnaire concurrent peut conduire à un conflit d’intérêts dont le pouvoir adjudicateur doit tenir compte.
Brèves
Décision commentée :
CJUE, 12 Juin 2025, C‑415/23 P, OHB System AG
► Consulter le texte de la décision.Commentaire de la décision :
L’affaire commentée concerne un marché de la Commission européenne, en l’occurrence l’acquisition de satellites pour le système Galiléo, passé en son nom et pour son compte par l’Agence Spatiale Européenne. On sait que les marchés de la Commission sont soumis à des règles formellement distinctes des directives marchés publics (Règlement financier (UE, Euratom) 2018/1046 du 18 juillet 2018, applicable aux faits de l’espèce), mais substantiellement similaires voire identiques, au point d’ailleurs que le présent arrêt fait explicitement référence à l’article 57 de la directive 2014/24.
La question des conflits d’intérêts n’est pas nouvelle en droit de la commande publique puisqu’elle est précisément prévue comme motif d’exclusion non obligatoire à l’article 57 de la directive marchés publics 2014/24. Mais elle est généralement illustrée en jurisprudence lorsqu’un employé ou un conseil d’un pouvoir adjudicateur est en situation de conflits d’intérêts avec un candidat, par exemple parce qu’ancien employé. On rappellera à cet égard la jurisprudence Applicam :
« 5. Considérant qu'au nombre des principes généraux du droit qui s'imposent au pouvoir adjudicateur comme à toute autorité administrative figure le principe d'impartialité, dont la méconnaissance est constitutive d'un manquement aux obligations de publicité et de mise en concurrence ; qu'en l'espèce, il résulte de l'instruction que, d'une part, M.A..., chargé par la région d'une mission d'assistance à la maîtrise d'ouvrage pour le marché litigieux, a non seulement contribué à la rédaction du cahier des clauses techniques particulières, mais aussi à l'analyse des offres des candidats aux côtés des services de la région et qu'il a ainsi été susceptible d'influencer l'issue de la procédure litigieuse ; que, d'autre part, M. A...a exercé des responsabilités importantes au sein de la SA Applicam, en qualité de directeur qualité puis de directeur des opérations et des projets, et qu'ayant occupé ces fonctions du mois de décembre 2001 au mois d'avril 2013, il n'avait donc quitté l'entreprise que moins de deux ans avant le lancement de la procédure litigieuse ; que s'il ne résulte pas de l'instruction que l'intéressé détiendrait encore des intérêts au sein de l'entreprise, le caractère encore très récent de leur collaboration, à un haut niveau de responsabilité, pouvait légitimement faire naître un doute sur la persistance de tels intérêts et par voie de conséquence sur l'impartialité de la procédure suivie par la région Nord-Pas-de-Calais ; qu'il était au demeurant loisible à la région, qui avait connaissance de la qualité d'ancien salarié de la SA Applicam de M.A..., de mettre en œuvre, une fois connue la candidature de cette société, toute mesure en vue de lever ce doute légitime, par exemple en l'écartant de la procédure d'analyse des offres ; » (CE, 14 octobre 2015, 391105, Société Applicam et région Nord Pas-de-Calais).
C’est donc le doute sur l’impartialité du pouvoir adjudicateur qui suffit à conclure à l’illégalité de la procédure de passation, contrairement à l’influence indue d’un candidat qui suppose une preuve effective (CE, 24 juin 2019, 428866, Société EGBTI) ou au cas d’un employé de l’acheteur passé dans le privé (CE, 12 septembre 2018, 420454, 420512, Syndicat mixte des ordures ménagères de la vallée de Chevreuse, T. pp. 528- 768).
L’arrêt commenté est à cet égard doublement original. D’une part, il est relatif à une situation dans laquelle, pendant la procédure de passation (en l’occurrence un dialogue compétitif), un « employé-cadre » d’un soumissionnaire a été débauché par un concurrent. D’autre part, la Cour de justice semble conclure à un conflit d’intérêts quasi-automatique, comme en matière d’impartialité du pouvoir adjudicateur. Le « quasi » s’impose ici tant la formulation est, il est vrai, un peu ambiguë. La Cour juge en effet que « s’il n’est pas porté atteinte au principe d’égalité par le seul fait du recrutement, pendant un dialogue compétitif, d’un employé-cadre d’un soumissionnaire concurrent qui peut détenir, de prime abord, des informations confidentielles sur l’offre de ce dernier, en particulier concernant la stratégie technique et le calcul du prix, il ne saurait être exclu que le soumissionnaire recrutant ait obtenu ces informations au moyen de ce recrutement et que ce dernier lui ait ainsi procuré un avantage indu lors de la procédure d’attribution. Or, cette circonstance serait susceptible de procurer au soumissionnaire recrutant des avantages injustifiés au regard des autres soumissionnaires, entraînant nécessairement une détérioration de la situation concurrentielle de ces derniers. Une telle situation suffirait même, en principe, à justifier que l’offre du soumissionnaire recrutant ne soit pas prise en compte par le pouvoir adjudicateur » (c’est nous qui soulignons).
Avant d’analyser la portée de l’arrêt, il faut revenir sur ce qui a conduit la Cour à annuler le jugement du Tribunal de l’Union européenne et a lui renvoyé l’affaire. Il est vrai que le règlement financier ne fait aucunement référence aux situations de conflits d’intérêt, contrairement à la directive qui non seulement prévoit l’exclusion d’un candidat lorsqu’« il ne peut être remédié à un conflit d’intérêts au sens de l’article 24 par d’autres mesures moins intrusives », mais même donne même une définition du conflit d’intérêt à son article 24, alinéa 2 : « La notion de conflit d’intérêts vise au moins toute situation dans laquelle des membres du personnel du pouvoir adjudicateur ou d’un prestataire de services de passation de marché agissant au nom du pouvoir adjudicateur qui participent au déroulement de la procédure ou sont susceptibles d’en influencer l’issue ont, directement ou indirectement, un intérêt financier, économique ou un autre intérêt personnel qui pourrait être perçu comme compromettant leur impartialité ou leur indépendance dans le cadre de la procédure de passation de marché ». On le voit, cette définition ne prévoit pas explicitement la situation en cause dans l’affaire au principal, mais ne l’exclut pas puisqu’il est écrit « au moins ».
Ceci dit, la Cour avait déjà sanctionné des situations de conflits d’intérêts par référence au principe d’égalité sous l’empire de la directive 2004/18 qui ne comportait aucune référence aux conflits d’intérêts (CJUE, 12 mars 2015, eVigilo, C‑538/13, point 15 ; CJUE, 17 mai 2018, Specializuotas transportas, C‑531/16, point 32). C’est ici une divergence d’interprétation sur la portée de cette obligation qui conduit à une annulation du jugement du Tribunal. Celui-ci a en effet jugé qu’il ne devait contrôler le respect du principe d’égalité de traitement au regard seulement des critères d’exclusion prévus à l’article 136 du règlement financier, et non pas également de la jurisprudence de la Cour concernant l’exigence du caractère autonome et indépendant de l’offre ainsi que le niveau de preuve requis d’un soumissionnaire concurrent et que les précédents jurisprudentiels de la Cour n’étaient pas transposables à la situation en cause. C’est donc tout l’inverse que juge ici la Cour, sans plus de motivation.
Il reste que la portée de l’arrêt est incertaine quant à la situation conduisant au conflit d’intérêts, tant temporellement que personnellement : le fait que cela ait eu lieu pendant le dialogue compétitif (ou plus généralement pendant une procédure de passation) est-il une condition nécessaire ? Qu’en est-il du statut et du rôle de la personne débauchée ? On remarquera que la Cour juge qu’il y a conflits d’intérêts « dans une situation telle que celle en cause en l’espèce, caractérisée par le recrutement, par un soumissionnaire, au cours d’un dialogue compétitif, d’un directeur général administratif d’un soumissionnaire concurrent, ayant un accès étendu aux données du projet de l’offre de ce dernier, notamment dans la mesure où, par la suite, ce directeur a été placé à la tête du département chargé d’élaborer, dans le cadre de ce dialogue compétitif, l’offre soumise par le soumissionnaire ayant procédé à ce recrutement ». On peut néanmoins penser qu’un débauchage avant le lancement d’une procédure ou d’un salarié placé moins haut dans la hiérarchie de l’entreprise pourrait néanmoins conduire à un conflit d’intérêts en fonction du statut et du rôle, mais alors peut-être de manière moins systématique.
Les conséquences de l’annulation sont également incertaines, faute pour la Cour d’avoir définitivement tranché le litige, puisqu’elle a estimé que :
« le Tribunal a commis une erreur de droit en omettant d’examiner l’argument d’OHB System visant à critiquer la méconnaissance, par la Commission, de son devoir de vérifier, en présence d’un élément objectif mettant en doute le caractère autonome et indépendant d’une offre, toutes les circonstances pertinentes ayant conduit à la présentation de cette offre, y compris l’existence d’éventuels conflits d’intérêts ainsi que de prendre les mesures appropriées afin de les prévenir, de les détecter et d’y remédier.
82. Le Tribunal n’ayant pas effectué cet examen, auquel il lui appartenait de procéder au regard de la jurisprudence constante, la Cour considère que le présent litige n’est pas en état d’être jugé. Il convient, dès lors, de renvoyer l’affaire devant le Tribunal ».
On perçoit néanmoins que cela devrait conduire à une annulation de la décision de la Commission, si jamais le Tribunal devait juger que l’argument du requérant ne manque pas en fait, c’est-à-dire si effectivement la Commission n’a pas pris les mesures appropriées pour prévenir, détecter et remédier à la situation de conflit d’intérêts. Tout alors résidera dans le fait de savoir si, par exception au principe selon lequel l’offre devait être rejetée dans la situation en cause, il pouvait être établi l’absence de conflits d’intérêts.
On aurait préféré une solution plus simple qui viserait à exclure automatiquement une telle offre au vu des circonstances. Peut-être faut-il y voir le fait qu’une procédure contradictoire doit être offerte à ladite entreprise avant toute décision d’exclusion.
François LICHERE
Professeur agrégé en droit public