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CE, 24 avril 2024, n°472038, Commune de la Chapelle d’abondance, classé A

Commentaire par François Lichère, professeur agrégé de droit public

Le concurrent irrégulièrement évincé peut être indemnisé, sous conditions, du manque à gagner en cas de résiliation unilatérale du contrat dont il a été privé.

Sommaire de L'Essentiel du Droit des Contrats Publics - Mai 2024

Commentaires de textes ou décisions
 

CE, Avis 11 avril 2024, n°489440, Région Nouvelle-Aquitaine, classé B
Les personnes morales de droit privé gestionnaires des établissements et services sociaux et médico-sociaux ne sont pas des pouvoirs adjudicateurs faute d’influence publique.


CE, 24 avril 2024, n°472038, Commune de la Chapelle d’abondance, classé A
Le concurrent irrégulièrement évincé peut être indemnisé, sous conditions, du manque à gagner en cas de résiliation unilatérale du contrat dont il a été privé.


CE, 10 avril 2024, n°482722, Commune de Gignac, classé C
Il n’y a pas de faute d’une personne publique à avoir choisi une entreprise qui a pu causer un retard de chantier préjudiciable à une autre entreprise.


TUE, 20 mars 2024, T‑640/22, Westpole Belgium
Il n’y pas d’offre anormalement basse dès lors que l’offre en cause respecte la législation sur les salaires minimums et l’on n’a pas à exclure une entreprise ayant pris part à une entente qui a pris des mesures correctrices insuffisantes dans certaines circonstances.


CE, 5 avril 2024, n°489280, Société VOLKL GMBH & CO KG, classé C
L’introduction d’un second référé contractuel ayant le même objet qu’un premier référé contractuel prive d’objet le pourvoi en cassation contre l’ordonnance portant sur le premier référé contractuel.

 

Brèves

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Décision commentée :
 

CE, 24 avril 2024, n° 472038, Commune de la Chapelle d’abondance, classé A

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Commentaire de la décision :


C’est une question inédite à laquelle le Conseil d’Etat a répondu dans cet arrêt. On sait que le candidat qui a été irrégulièrement évincé d’une procédure de passation a droit à être indemnisé soit du manque à gagner s’il disposait d’une « chance sérieuse » de remporter le marché ou la concession soit seulement des frais de candidature s’il n’était pas « dépourvu de toute chance » d’emporter le marché ou la concession (CE Sect. 13 mai 1970, Monti c. Commune de Rispach, n° 74601, p. 322 ; CE 18 juin 2003, Groupement d’entreprises solidaires ETPO Guadeloupe, Société Biwater et Société Aqua TP, n° 249630, T. pp. 865-909).

Encore faut-il, bien sûr, qu’il y ait un lien de causalité entre l’irrégularité avérée et le préjudice, ce qui n’est pas le cas en l'absence – illégale - d'encadrement des modalités de présentation des variantes dans les documents de la consultation lorsqu’aucun candidat n’a présenté de variante (CE 10 février 2017, Société Bancel, n° 393720, T. pp. 686-802). Encore faut-il également que le préjudice soit certain. C’est ici que l’apport de l’arrêt commenté est le plus notable dans la mesure où il vient fixer un canevas permettant d’envisager les hypothèses de caractère certain du préjudice lorsque le contrat dont il a été privé vient à être résilier. Pour le Conseil d’Etat :

« dans le cas où le contrat a été résilié par la personne publique, il y a lieu, pour apprécier l'existence d'un préjudice directement causé par l'irrégularité et en évaluer le montant, de tenir compte des motifs et des effets de cette résiliation, afin de déterminer quels auraient été les droits à indemnisation du concurrent évincé si le contrat avait été conclu avec lui et si sa résiliation avait été prononcée pour les mêmes motifs que celle du contrat irrégulièrement conclu ».

 
Ce considérant de principe ne peut être compris sans l’évocation des conclusions très complètes du rapporteur public Marc Pichon de Vendeuil. Pour lui, « dès lors que la finalité de toute action en responsabilité est de rétablir la situation dans laquelle le candidat aurait dû se trouver si l’irrégularité n’avait pas été commise, le principe cardinal qui doit vous guider doit être d’appliquer au concurrent irrégulièrement évincé le même sort que celui qu’il aurait connu s’il avait été le titulaire du contrat ».

En conséquence, il distingue deux grands cas de figures : celui où l’indemnisation sera limitée voire nulle, celui où elle sera entière.

La première hypothèse renvoie, d’une part, au caractère illicite du contenu du contrat ou à l’existence d’un vice d’une particulière gravité puisque le concurrent évincé n’aurait de toute façon pas pu l’exécuter lui-même, et, d’autre part, au cas d’une résiliation à raison du caractère gravement irrégulier du contrat au sens de la jurisprudence Société Comptoir Négoce Equipement (CE 10 juillet 2020, n° 430864, p. 281). On peut s’interroger sur la formule retenue par le rapporteur public quant à l’indemnisation « moindre » voire « nulle » : elle sera nulle s’agissant du manque à gagner, par contre on peut imaginer qu’il pourrait avoir droit à l’indemnisation des frais de candidature.
 
La deuxième hypothèse, celle de l’indemnisation intégrale, vise en premier lieu la résiliation pour un motif propre à l’attributaire du contrat (faute grave ou résiliation conventionnelle dit le rapporteur public, auquel on peut ajouter la résiliation pour cause de mise en liquidation judiciaire) : par hypothèse, on ne saurait postuler que le concurrent évincé aurait commis une faute grave, aurait choisi la résiliation conventionnelle ou aurait mis en liquidation judiciaire. L’indemnisation intégrale interviendra aussi, du moins si le Conseil d’Etat a entendu adouber les hypothèses de son rapporteur public, lorsque le contrat est résilié pour un motif d’intérêt général « tenant à l’appréciation de l’administration ». Cette expression, utilisée par le rapporteur public, vise ici à distinguer cette résiliation de la résiliation pour motif d’illégalité au sens de la jurisprudence Société comptoir négoce que le Conseil d’Etat a aussi qualifié, malheureusement et contrairement aux conclusions de Gilles Pellissier, de résiliation pour motif d’intérêt général.
 
Ces deux séries de cas de figures, liées aux motifs de la résiliation, paraissent totalement justifiées. En revanche, on ne voit pas bien ce que le Conseil d’Etat et son rapporteur public ont voulu viser quand ils ont parlé aussi de la nécessité de prendre en compte les « effets » de la résiliation.
 
Enfin, l’apport de l’arrêt ne se limite pas à la réponse à la question inédite du caractère certain du préjudice du concurrent irrégulièrement évincé en cas de résiliation du contrat. Le Conseil d’Etat vient préciser que le caractère certain du préjudice lié au manque à gagner doit être apprécié différemment en matière de marché ou de concession :  « Il lui incombe aussi d'apprécier dans quelle mesure ce préjudice présente un caractère certain, en tenant compte notamment, s'agissant des contrats dans lesquels le titulaire supporte les risques de l'exploitation, de l'aléa qui affecte les résultats de cette exploitation et de la durée de celle-ci », formule inédite. Le rapporteur public allait plus loin, estimant que « nous ne verrions pas d’obstacle en soi à ce que, comme certains de nos prédécesseurs l’ont déjà recommandé à ce pupitre et comme vous avez pu le faire plus ou moins explicitement (cf. CE 10 février 2016, Commune de Bandol, n° 387769, ccl. O. Henrard ; voir également les conclusions sous l’affaire Société du Docteur Jacques Franc ou Groupement de coopération sanitaire du Nord-Ouest Touraine précitées), il soit également tenu compte, tout en maintenant le principe de réparation intégrale du préjudice, de la durée du contrat et de l’aléa que sa longueur peut faire peser sur le caractère certain du préjudice, ou en tout cas sur son appréciation ». Cette formulation incluait bien sûr, comme le rappelait le rapporteur public, le cas du risque d’exploitation des concessions mais pouvait potentiellement dépasser cet exemple.
 
Quoiqu’il en soit, si cette précision est intervenue à propos de l’indemnisation du concurrent évincé, elle a vocation à s’appliquer à l’indemnisation du manque à gagner du titulaire du contrat résilié pour motif d’intérêt général tenant à l’administration. Son importance n’est pas à négliger pour les concessions tant les clauses indemnitaires pourraient être considérées par le juge comme trop « généreuses » à cette aune. Il reste à savoir si la jurisprudence « Grasse vacances », qui resserrent le contrôle du juge administratif sur ces clauses mais qui a été adopté pour les chambres 3 et 8 puisqu’il s’agissait d’une convention d’occupation du domaine public, sera reprise par les chambres 2 et 7 en charge des marchés publics et des concessions.

 
François LICHERE
Professeur agrégé en droit public