Rapport - Modification des contrats de la commande publique


 

A travers son cinquième rapport, la Chaire de droit des contrats publics entend mesurer l'effectivité des règles encadrant la modification des contrats de la commande publique.


En particulier, les enquêtes se sont concentrées sur la pratique du nouveau régime de modification en cours d’exécution des contrats de la commande publique résultant des directives européennes de 2014 et du Code de la commande publique, ainsi que sur les éventuelles difficultés rencontrées par les praticiens (avocats, juristes d’entreprises titulaires de marchés publics ou concessionnaires, juristes d’autorités contractantes), notamment dans le contexte d’inflation économique actuel. Une attention particulière a également été portée sur la notion de modification substantielle, les modifications sèches du prix ou des tarifs, la mise en œuvre de la théorie de l’imprévision et l’avis de la section administrative du Conseil d’Etat en date du 15 septembre 2022.
 

Les constats


Au terme de l’étude, conduite grâce à 26 entretiens semi-directifs et trois sondages en ligne ayant recueillis 176 réponses auprès d’avocats, d’autorités contractantes et d’opérateurs économiques, les constats généraux d’une tendance à l’augmentation du nombre de modifications des contrats de la commande publique du fait de la pandémie de la Covid-19 et de la pénurie des matériaux et des matières premières, ainsi que d’une tendance progressive à une meilleure compréhension du régime juridique des modifications ont été dressés. Néanmoins, de nombreuses divergences s’observent dans la pratique des modifications en cours d’exécution en fonction des enquêtés (préférence pour la modification unilatérale pour certains, préférence pour l’avenant pour d’autres ; prise en compte du risque de qualification de modification substantielle pour les uns, absence totale de la question pour d’autres ; etc.).

A ce titre, la modification unilatérale est majoritairement peu utilisée par les autorités contractantes et surtout peu encouragée par les praticiens qui lui préfèrent la modification conventionnelle par avenant. L’avenant a l’avantage d’être plus facilement accepté et d’entretenir des relations contractuelles saines entre les parties. Malgré tout, l’avenant souffre de trois inconvénients principaux : la volonté politique de ne pas conclure d’avenant ou de ne pas les publier créant alors de nombreux risques financiers ou juridiques dans l’exécution du contrat ; les délais pour signer un avenant ; la formation des agents de certaines collectivités territoriales, de petite ou moyenne taille, qui ne sont pas à jour du nouveau régime de modification des contrats de la commande publique.

Les clauses de réexamen rencontrent également les faveurs des professionnels interrogés bien qu’il soit délicat de respecter les conditions de clarté et de non-équivocité exigées par le Code de la commande publique et le droit de l’Union européenne. Il ne ressort pas, non plus, des entretiens d’exemple concret de clause de réexamen qui serait claire et non-équivoque. Les interviewés insistent sur la nécessité pour les autorités contractantes de mieux concevoir en amont leurs clauses de réexamen, en particulier les clauses des révisions des prix pour éviter que la formule, la périodicité ou l’indice utilisé ne soit pas adapté au projet souhaité.

Par ailleurs, s’agissant des obligations de transparence en matière de modification, l’analyse de droit comparé européen souligne le retard des autorités contractantes françaises à se conformer à leur devoir de publication des avis de modification au Journal officiel de l’Union européenne avec seulement 103 avis publiés durant l’année 2022 contre 506 en Espagne (4,9 fois plus qu’en France), 828 en Pologne (8,0 fois plus qu’en France) et 1 780 en Allemagne (17,2 fois plus qu’en France). Le bilan se confirme sur les dix dernières années où uniquement 605 avis de modification ont été publiés au JOUE par les acheteurs et autorités concédantes françaises, contre 3 596 en Espagne (5,9 fois plus qu’en France), 8 967 en Pologne (14,8 fois plus qu’en France) et 14 451 en Allemagne (23,8 fois plus qu’en France).

Dans le même sens, les enquêtes témoignent de la faiblesse du dispositif actuel en matière de publication d’avis de modification par les autorités contractantes puisque, dans la majorité des cas, les acheteurs ou les autorités concédantes ne publient aucun avis de modification au Journal officiel de l’Union européenne alors même que les dispositions des articles R. 2194-10 et R. 3135-10 du Code de la commande publique l’imposent pour les modifications résultant de circonstances imprévues ou de travaux, services ou fournitures supplémentaires devenus nécessaires. La conséquence relevée par les avocats et les opérateurs économiques lors des enquêtes consiste en l’absence de purge des délais contentieux à l’encontre des modifications. Dès lors, les cocontractants subissent un risque juridique important par la négligence des autorités contractantes.

Ensuite, concernant les fondements juridiques des modifications, les participants aux enquêtes ne relèvent pas de difficultés particulières concernant les cas de modification autorisée des contrats de la commande publique, à l’exception du flou des notions de modification substantielle et de modification non-substantielle.

L’application de la théorie de l’imprévision a également attiré l’attention des enquêtés. Considérée jusqu’à ces trois dernières années comme un cas d’école, la théorie de l’imprévision a été intégrée, malgré la position de l’avis consultatif du Conseil d’Etat en date du 15 septembre 2022, à l’étude en tant que « quasi-modification », ce que reconnaît également une partie majoritaire des personnes interrogées lors des enquêtes de terrain. Cette théorie engendre aujourd’hui de nombreuses interrogations auprès des praticiens.

Principalement, ils perçoivent trois difficultés majeures dans l’appréciation du bouleversement de l’économie du contrat : la détermination de la durée d’appréciation des conséquences de la situation d’imprévision, la détermination du bilan pertinent et la répartition des charges entre les parties. Plusieurs enquêtés soulignent la difficulté pour comprendre, d’une part, qu’il convient de justifier les charges extracontractuelles rencontrées par l’opérateur économique sans opposer systématiquement le secret des affaires et, d’autre part, d’indemniser au fil de l’exécution du contrat, même si la situation d’imprévision est toujours présente, le cocontractant afin d’éviter toute conséquence préjudiciable au contrat lui-même.

S’agissant des indemnités d’imprévision, les opinions divergent entre un avocat qui suit entièrement le raisonnement de la section administrative du Conseil d’Etat dans son avis du 15 septembre 2022 et la majorité des participants qui, bien qu’ils s’en satisfassent, regrettent un manque d’approfondissement dans les modalités pratiques de preuve de la charge extracontractuelle et de son calcul et doutent de la conformité au droit de l’Union européenne de la non assimilation à une modification contractuelle d’une indemnité d’imprévision.

En outre, la contractualisation de la théorie de l’imprévision est majoritairement favorisée par les avocats et les autorités contractantes interrogés, même si les clauses d’imprévision se contentent de prévoir des discussions entre les parties et non un droit à indemnisation avec des procédures et des éléments précis pour faciliter les demandes d’indemnisation et leur analyse.

Par ailleurs, il ressort majoritairement de nos enquêtes une insatisfaction, voire une méfiance, des enquêtés vis-à-vis de la justice administrative et des résolutions des différends par les CCIRA ou le CCNRA.

Enfin, l’avis du Conseil d’Etat du 15 septembre 2022, s’il est majoritairement bien accueilli en ce qu’il assurerait une certaine sécurité juridique aux parties, est perçu comme n’apportant pas de véritables nouveautés juridiques en ne faisant que rappeler l’état du droit positif. Dans le même temps, plusieurs sondés estiment que leur pratique ne sera pas affectée, ceux-ci ayant déjà pris l’initiative auparavant, et malgré la circulaire « Castex » de mars 2022, de procéder à des modifications sèches du prix ou des tarifs. Cet avis ne serait pas non plus suffisant pour certains enquêtés quant aux demandes d’indemnisation au titre de la théorie de l’imprévision.

Les recommandations

 

Dans ce contexte, la Chaire a formulé plusieurs recommandations de réforme du droit, en particulier les suivantes :
 

  • Préciser la notion de modification substantielle dans le Code de la commande publique ;
  • Accroître le sourcing avec l’instauration d’une procédure facultative et gratuite ouverte à tout intéressé, notamment pour les clauses de révision des prix ou tarifs, et ouvrir à la discussion les clauses administratives des marchés et des concessions lors de la passation du contrat ;
  • Réformer en profondeur les comités consultatifs de règlement amiable des différends ;
  • Clarifier le régime de l’avenant transactionnel ;
  • Codifier et préciser la théorie de l’imprévision dans le Code de la commande publique ;
  • Préciser la notion de restructuration du titulaire initial en vue de la substitution de cocontractant et insérer des clauses de « banc de réserve » dans les contrats futurs.
 

Des recommandations reposant sur la formation et le droit souple sont également proposées, notamment :

 
  • Recenser dans un guide les cas de modifications non-substantielles ;
  • Publier des guides pour la conception et la rédaction de clauses de réexamen claires, précises et non-équivoques ;
  • Renforcer la transparence en incitant par des mesures de droit souple les autorités contractantes à publier au JOUE les avis de modification obligatoires ;
  • Initier une réflexion globale de rétablissement de la confiance des opérateurs économiques envers les juridictions administratives ;
  • Former au contract managing les agents des autorités contractantes et instaurer un service central d’accompagnement dans la gestion des contrats de la commande publique.