Rapport - Digitalisation de la commande publique



 

A travers son sixième rapport, la Chaire de droit des contrats publics entend mesurer l'effectivité des règles encadrant la modification des contrats de la commande publique.


En particulier, les enquêtes se sont concentrées sur la pratique du Building information modeling (BIM), de l'open data et du partage des données, de la LegalTech et de la dématérialisation de l'exécution des contrats de la commande publique, ainsi que des éventuelles difficultés rencontrées par les praticiens (avocats, juristes d’entreprises titulaires de marchés publics ou concessionnaires, juristes d’autorités contractantes). Une attention particulière a également été portée sur l'intelligence artificielle, la blockchain et les smart contracts, des outils encore en développement et très peu utilisés dans la pratique de la commande publique.
 

Les constats


Si, parmi les 77 participants (14 entretiens et 63 sondés), de nombreux enquêtés associent digitalisation et dématérialisation, la réalité du phénomène dépasse la simple dématérialisation de la passation et de l’exécution du contrat pour y ajouter l’instauration d’un processus applicatif tout au long du cycle de vie du contrat. Cette évolution est portée par un regard majoritairement optimiste et positif de la pratique sur les apports que produit un tel phénomène pour la commande publique. Effectivement, malgré quelques inconvénients opérationnels non insurmontables relayés par les enquêtés, la majorité d’entre eux constate de nombreux avantages d’un point de vue économique, d’optimisation du travail et de sécurité juridique. De même, la digitalisation de la commande publique participerait à accroître à la fois la satisfaction des principes fondamentaux de la commande publique et son efficacité économique, les effets sur l’environnement étant quant à eux moins évidents.

Les recherches doctrinales et les enquêtes de terrain ont permis de dresser quatre principaux constats en matière de digitalisation de la commande publique :
 
Constat n° 1 : Une multiplicité d’outils numériques au service de la commande publique

Les recherches se sont intéressées en particulier à deux technologies récentes : l’intelligence artificielle et la blockchain (dont son application le smart contract). A priori, ces technologies pourraient apporter des avantages intéressants à la commande publique : automatisation de tâches de faible valeur ajoutée, sécurisation des données, authenticités des données, traitement d’une masse importante de données, détection de situations d’ententes illégales ou d’offres anormalement basse, analyse des candidatures et des offres, automatisation du processus contractuel, etc. Autant d’éléments qui, en pratique, pourraient permettre aux juristes et aux opérationnels de recentrer leurs activités sur des tâches de haute valeur ajoutée.

Toutefois, si l’intelligence artificielle n’est pas étrangère à la commande publique, les enquêtés s’accordent majoritairement sur le fait qu’elle reste mobilisée à la marge. La définition des besoins semble a priori difficilement compatible avec le recours à l’intelligence artificielle. L’intelligence artificielle commence à être mobilisée en matière de passation, notamment par l’entremise de divers projets pilotes, notamment pour détecter et recenser les appels d’offres, mais aussi pour les analyser. Le gain de temps serait précieux, mais une interrogation subsiste quant à la qualité de l’analyse des appels d’offres. Il n’est pas certain que l’intelligence artificielle analyse avec la même finesse que l’humain les aspects subjectifs de l’offre. Ainsi, elle devrait se cantonner, ici encore, aux aspects quantifiables de l’offre, dont l’utilité n’est pas à minimiser pour autant. L’intelligence artificielle peut également trouver application dans le cadre de la sélection des offres et des candidatures à condition qu’une telle démarche soit encadrée par les textes.

S’agissant de la blockchain et le smart contract, les enquêtes démontrent une appréhension très variable de ces technologies par la pratique. La conséquence est la difficile appréhension de leurs effets (opérationnels et juridiques) par les professionnels du droit pouvant emporter des risques en termes de sécurité juridique. C’est pourquoi, la digitalisation de la commande publique demeure peu sensible à la blockchain et à son application qu’est le smart contract. Si la théorie pouvait être un peu plus enthousiaste sur ce point, la pratique, elle, relativise l’utilité d’un tel apport aujourd’hui. D’où la rareté, voire l’absence réelle, de telles technologies dans la pratique de la commande publique en 2023.

Par ailleurs, de nombreuses solutions de LegalTech existent et se développent pour accompagner principalement les acheteurs et les autorités concédantes allant des bases de données juridiques ou de documents juridiques génériques à l’archivage de documents contractuels et des échanges lors de l’exécution contractuelle, en passant par des solutions facilitant la définition du besoin (via le sourcing) et la rédaction ou conception des documents contractuels comme les CCAP ou les CCTP.

Cependant, les enquêtés sont conscients de l’émergence du secteur de la LegalTech et que les solutions proposées actuellement ne sont pas totalement adaptées en raison de leur récent développement. En effet, pour mettre en place un logiciel de gestion contractuelle il convient d’avoir des données, une quantité importante de données pour que le logiciel soit performant et adapté à la pratique de la commande publique. Par ailleurs, un manque d’interopérabilité entre les logiciels est également reproché, réduisant les effets éventuels de la digitalisation dans la commande publique. Les critiques que les enquêtés portent à l’égard des solutions de LegalTech ne sont pas insurmontables, bien au contraire, puisqu’ils restent intéressés par les produits et services futurs de LegalTech appropriés à la commande publique.

Constat n° 2 : La reconnaissance de besoins en formation des praticiens et en harmonisation des pratiques

Les enquêtes permettent de constater l’imprécision de la notion même de « digitalisation de la commande publique » pour les praticiens du droit. Cette absence de définition harmonisée emporte des conséquences immédiates sur le rapport que chacun des enquêtés entretient avec ladite notion et, partant, avec chacune des nouvelles technologies de l’information de la communication. A ce titre, tant les entretiens que les sondages révèlent qu’une majorité des praticiens éprouvent des difficultés à définir et à appréhender l’intelligence artificielle, la blockchain et le smart contract.

De plus, les enquêtes de terrain soulignent le manque de formation des agents concernant l’utilisation et la maîtrise de ces nouveaux outils dématérialisés. Ce constat a pour conséquence d’inciter les agents des collectivités territoriales à préférer continuer à utiliser les outils classiques en version papier, qu’ils maîtrisent mieux, alors que l’outil électronique aurait permis un gain de temps non-négligeable.

En effet, les résultats des enquêtes révèlent un véritable besoin en formation, d’une part, de l’aveu même des professionnels concernés qui estiment en grande majorité nécessaire de poursuivre leur formation dans la maitrise des outils numériques et, d’autre part, en raison de l’indétermination de notions propres à la digitalisation de la commande publique. De telles formations seraient opportunes tant les outils numériques sont de plus en plus mobilisés dans la pratique de la commande publique et apportent, selon les enquêtés, un soutien non-négligeable dans leur travail en raison de l’optimisation du temps de travail sur les tâches à faible valeur ajoutée.

Par ailleurs, ces formations pourraient permettre de répondre à une deuxième attente des enquêtés : l’harmonisation des pratiques et des techniques de la commande publique en matière de digitalisation. Une telle harmonisation serait bénéfique tant pour les autorités contractantes qui pourront dialoguer plus facilement entre elles et avec les opérateurs économiques en vue d’améliorer leurs outils, que pour les entreprises qui seront rassurées de retrouver des outils similaires qu’ils connaissent et maîtrisent auprès de leurs différents clients. Sur ce dernier point, la recommandation dépasse le simple droit de la commande publique puisqu’elle concerne surtout de l’ingénierie informatique et du droit de propriété intellectuelle. Les juristes ne sauraient avoir de véritable emprise en ce domaine.

Constat n° 3 : Un mouvement de généralisation du BIM dans les projets de construction

Le Building information modeling (BIM) consiste en une méthode de travail collaboratif autour d’une maquette numérique d’un ouvrage dans le cadre de projets de construction ou de rénovation public ou privé. Cette maquette numérique est accessible à l’ensemble des intervenants du projet qui peuvent, souvent sous la supervision d’un BIM manager, en modifier les données à tout moment permettant, par exemple, une meilleure répartition des rôles et des responsabilités. Le BIM est de plus en plus sollicité dans les projets de construction à travers le monde et des réglementations apparaissent depuis quelques années dans certains systèmes juridiques étant donné, comme le confirment les recherches doctrinales et les enquêtes de terrain, les nombreux avantages qu’offre une telle solution.

En effet, selon une majorité d’enquêtés, le BIM permet de simplifier le travail et d’accroître la qualité d’un projet de construction ou de réhabilitation grâce au travail collaboratif mené par les intervenants, sous la gestion du BIM manager (généralement le maître d’œuvre). Partant, le BIM a un impact financier positif car les données circulent et sont exploitées plus facilement tout au long du projet. D’ailleurs, le BIM établi pour la construction continue d’être utile en phase d’exploitation et de maintenance en particulier pour savoir la durée de vie d’un matériau ou d’un matériel. Ainsi, le BIM peut intéresser un client pendant la phase d’exploitation maintenance. Enfin, grâce aux modèles BIM, l’impact environnemental du secteur immobilier peut être mieux maîtrisé depuis la conception jusqu’à l’exploitation des bâtiments puisque la démarche environnementale est intégrée dans la maquette numérique du futur bâtiment, pendant tout le cycle de vie du projet et du bâtiment.

Cependant, il ressort des enquêtes de terrain un besoin pour les praticiens de reconnaissance du BIM par le droit, éventuellement dans le Code de la commande publique. Actuellement, le BIM est principalement régi par des clauses contractuelles et des documents annexés aux contrats, et fait l’objet d’une normalisation ISO par l’AFNOR. Si la réforme des CCAG de 2021 a apporté une légère place au BIM en droit de la commande publique, le Code de la commande publique ne témoigne pas d’intérêt particulier à son encontre. Le BIM y est indirectement appréhendé au sein des dispositions de l’article R. 2132-10 du Code comme un outil de dématérialisation des communications et des échanges d’information lors de la procédure de passation.

Pourtant, selon une majorité d’enquêtés, une telle reconnaissance serait opportune pour accompagner la transformation numérique du secteur de la construction et la visibilité du BIM français et des entreprises du secteur à l’international. Ceci permettrait également de définir des références communes pour le BIM, en particulier en termes de vocabulaire et de nomenclature.

Constat n° 4 : L’inadéquation du RGPD au droit de la commande publique

Les recherches tant doctrinales que de terrain relèvent majoritairement une inadéquation entre le Règlement général sur la protection des données et le droit de la commande publique. En effet, il existe encore une confusion sémantique et terminologique entre la notion de sous-traitant de prestations au sens de la loi du 31 décembre 1975 et du Code de la commande publique et la notion de sous-traitant de données personnelles qui traite les données pour le compte du responsable du traitement (c’est-à-dire, généralement, le titulaire du marché qui traite des données pour le compte de l’autorité contractante), ainsi que la notion de sous-traitant ultérieur de données personnelles auquel le sous-traitant de données personnelles peut faire appel pour mener des activités de traitement spécifiques. Malgré la distinction juridique de ces notions, le formulaire DC4 entretient la confusion en étant simultanément le support de la déclaration de sous-traitance de prestations au sens de la loi du 31 décembre 1975 et de celle de sous-traitance de données personnelles au sens du RGPD. Cependant, en pratique, ces notions sont généralement distinctes et ne se recoupent qu’occasionnellement : le manque de clarté dans la distinction de ces notions, allant jusque dans le formulaire DC4, peut emporter des confusions sur leurs régimes juridiques respectifs. D’où le besoin exprimé par les enquêtés de clarifier les termes et le formulaire DC4.

D’ailleurs, cette inadéquation n’est pas ressentie qu’au niveau national mais s’étend au niveau européen. Le Parlement européen et le Conseil de l’Union européenne ont adopté, le 15 novembre 2023, un règlement concernant des règles harmonisées portant sur l’équité de l’accès aux données et de l’utilisation des données, connu sous l’intitulé « Data Act », dans lequel il est demandé à la Commission de publier un guide sur les marchés publics pour les services de traitement des données*.

* Règlement du Parlement européen et du Conseil concernant des règles harmonisées portant sur l’équité de l’accès aux données et de l’utilisation des données et modifiant le règlement (UE) 2017/2394 et la directive (UE) 2020/1828 (règlement sur les données), cons. 96.

Les recommandations

 

Dans ce contexte, la Chaire a formulé une recommandation principale de réforme du droit, à savoir :

  • Reconnaître dans le Code de la commande publique le BIM et instaurer un BIM obligatoire : la reconnaissance du BIM dans le Code de la commande publique s'effectue par l'ajout de dispositions spécifiques tant pour les marchés que pour les concessions relatives au recours à une méthode de collaboration autour d'une maquette numérique pour les projets de construction ou de rénovation d'ouvrages. Pour certains projets au-dessus d’un certain seuil, le recours à une telle maquette numérique deviendrait obligatoire, sauf exceptions.
 

Des recommandations reposant sur la formation et le droit souple sont également proposées, notamment :

  • Former les praticiens aux nouvelles technologies, harmoniser les pratiques et accroître l’interopérabilité des logiciels ;
  • Publier des guides et orientations pour faciliter l’utilisation des nouvelles technologies dans le cadre de l’exécution contractuelle, de la signature électronique et de la LegalTech ;
  • Harmoniser les pratiques en matière de BIM ;
  • Clarifier le RGPD pour tenir compte des spécificités propres à la commande publique.

La Chaire recommande, enfin, de mener une réflexion globale sur l’intégration de l’intelligence artificielle, de la blockchain et des smart contracts dans les contrats de la commande publique et développer des prototypes permettant d’évaluer en pratique leurs atouts.