Par François Lichère, professeur agrégé de droit public
Le contrôle de compatibilité d’une aide d’État avec le droit de l’Union européenne peut inclure le contrôle du respect du droit des marchés publics.
- Sommaire de L'Essentiel du Droit des Contrats Publics - Septembre 2025
-
Commentaires de textes ou décisions
► CE, 22 juillet 2025, 494323, Société NGE Génie Civil et autres, classé B
Les intérêts moratoires contractuels continuent à courir si la transaction n’est pas réglée dans les délais prévus par elle.
► CE, 22 juillet 2025, 491997, Office public de l’habitat Lille Métropole Habitat, classé B
La qualification d’ « ouvrage » conditionnant l’application du régime de la garantie décennale relève du contrôle de cassation.
► CE, 22 juillet 2025, 493810, Société Eiffage Génie civil, classé C
L’existence d’une responsabilité in solidum relève en cassation de la qualification juridique des faits ; la modification d’un procédé technique caractérise en l’espèce un défaut de contrôle du maître d’ouvrage, mais ne conduit pas à une responsabilité in solidum.
► CJUE, 11 septembre 2025, Autriche c/ Commission, C‑59/23 P
Le contrôle de compatibilité d’une aide d’État avec le droit de l’Union européenne peut inclure le contrôle du respect du droit des marchés publics.
Brèves
Décision commentée :
CJUE, 11 septembre 2025, Autriche c/ Commission, C‑59/23 P
► Consulter le texte de la décision.Commentaire de la décision :
La Cour de justice apporte une solution de principe importante sur l’intégration du respect du droit des marchés publics dans le contrôle des aides d’État, même si elle ne l’a pas généralisé à tout contrôle des aides d’État, ainsi qu’une précision utile sur la motivation des décisions de compatibilité.
Pour bien comprendre la portée de cet arrêt sur ces deux points, il convient de se pencher sur les faits. Aux termes d’un accord intergouvernemental conclu le 14 janvier 2014, la Fédération de Russie et la Hongrie se sont engagées à coopérer, dans le cadre d’un programme nucléaire, pour la maintenance et la poursuite du développement de la centrale nucléaire de Paks. Dans l’accord intergouvernemental, la Fédération de Russie s’est engagée à accorder à la Hongrie un prêt d’État afin de financer le développement des deux nouveaux réacteurs nucléaires, prêt régi par un autre accord intergouvernemental de financement du 28 mars 2014 qui permettait de fournir une ligne de crédit renouvelable de 10 milliards d’euros dont l’utilisation était limitée exclusivement à la conception, à la construction et à la mise en service de ces deux nouveaux réacteurs. La Hongrie s’est engagée à fournir un montant supplémentaire de 2,5 milliards d’euros provenant de son propre budget afin de financer l’investissement relatif auxdits réacteurs. En application de ces accords, la Fédération de Russie a fait appel à la société JSC NIAEP pour la construction de ces deux nouveaux réacteurs nucléaires, sans publicité ni mise en concurrence, et la Hongrie a désigné la société Paks II pour la détention et l’exploitation de ceux-ci (société dans laquelle l’État hongrois détenait 100 % du capital) puis les deux sociétés ont signé le 9 décembre 2014 un accord portant sur un contrat d’ingénierie, d’achat et de construction relatif auxdits réacteurs. Le 22 mai 2015, la Hongrie a notifié à la Commission européenne une mesure visant à fournir une contribution financière pour le développement de deux nouveaux réacteurs, la bénéficiaire de la mesure notifiée étant la « société Paks II ».
Dans la décision litigieuse, adoptée à l’issue de la procédure formelle d’examen, au titre de l’article 108, paragraphe 2, TFUE, la Commission a constaté que la mesure notifiée constituait une aide d’État, au sens de l’article 107, paragraphe 1, TFUE, qui, sous réserve des conditions énoncées à l’article 3 de cette décision, était compatible avec le marché intérieur, conformément à l’article 107, paragraphe 3, sous c), TFUE. En ce qui concerne l’attribution directe de la construction des deux nouveaux réacteurs nucléaires à JSC NIAEP, la Commission a considéré que celle-ci ne pouvait pas produire une distorsion supplémentaire de la concurrence et des échanges sur le marché pertinent, à savoir celui de l’électricité, et que, dès lors, elle n’était pas tenue de contrôler si cette attribution était conforme à la réglementation de l’Union en matière de marchés publics. La Commission a indiqué, dans la décision litigieuse, que, en tout état de cause, une procédure distincte avait été conduite à cet égard sur le fondement de l’article 258 TFUE, dans le cadre de laquelle le respect de la réglementation de l’Union en matière de marchés publics par la Hongrie avait été examiné, sans que cet examen aboutisse à un constat de violation de cette réglementation par cet État membre.
Saisi pour la République d’Autriche d’un recours en annulation de cette décision, le tribunal de l’Union européenne a rejeté le recours, ce qui a conduit la République d’Autriche à saisir la Cour de justice.
Par l’arrêt commenté, la Cour annule le jugement du Tribunal ainsi que la décision de compatibilité de l’aide.
Sur la question de savoir si la Commission devait s’assurer du respect du droit des marchés publics dans l’examen de la compatibilité de l’aide, la Cour commence par rappeler sa jurisprudence en matière d’aide d’État : la Commission doit, à l’occasion de son contrôle de compatibilité d’une aide d’État, tenir compte des violations de dispositions du droit de l’Union autres que celles en matière d’aides d’État dans le cas où une telle violation découle de l’activité économique financée, de l’aide ou de son objet en tant que tel ou encore des modalités indissolublement liées à l’objet de l’aide (arrêt du 22 mars 1977, Iannelli & Volpi, 74/76, EU:C:1977:51, point 14). Sur ce point, la Cour donne raison au Tribunal qui a jugé, « qu’il ne saurait être déduit de l’arrêt du 22 septembre 2020, Autriche/Commission (C‑594/18 P, EU:C:2020:742), que la Cour a entendu abandonner sa jurisprudence selon laquelle il convient d’opérer une distinction entre les modalités présentant un lien indissociable avec l’objet de l’aide et celles qui ne présentent pas un tel lien », car, si « la Cour ne s’est pas référée, dans l’arrêt du 22 septembre 2020, Autriche/Commission (C‑594/18 P, EU:C:2020:742), à sa jurisprudence portant sur les modalités indissociables d’une aide ou de l’objet de celle-ci (…) cela tient au fait que, dans l’affaire ayant donné lieu à ce dernier arrêt, seule était en cause une prétendue violation du droit de l’Union découlant de l’activité économique même que l’aide concernée dans cette affaire visait à financer et qui, de ce fait, ne pouvait être dissociée de l’objet de cette dernière (voir, en ce sens, arrêt du 31 janvier 2023, Commission/Braesch e.a., C‑284/21 P, EU:C:2023:58, point 98) ».
Ensuite, la Cour examine longuement l’objet de l’aide pour conclure que « dans la mesure où la construction desdits réacteurs était, d’une part, un élément nécessaire pour l’accomplissement de l’objectif poursuivi par la mesure notifiée en cause et, d’autre part, une opération financée, à tout le moins indirectement, au moyen de ressources de la Hongrie, cette construction faisait partie intégrante de la mesure d’aide notifiée par cet État membre et ne pouvait pas, partant, être valablement exclue par le Tribunal de l’objet de la même mesure ». Dans un deuxième temps, elle analyse si l’on était en présence d’une modalité indissociable et rappelle que « ne constituent pas des modalités indissociables de l’objet d’une aide des modalités qui, bien que faisant partie de la mesure d’aide en cause, ne sont pas concrètement nécessaires à la réalisation de son objet ou à son fonctionnement ». Toutefois, tel n’est pas le cas ici, car « l’attribution directe du marché de construction des deux nouveaux réacteurs nucléaires constitue une modalité indissociable de l’objet de la mesure d’aide notifiée par la Hongrie à la Commission, laquelle visait à développer ces réacteurs en vue de leur mise à disposition, à titre gratuit, en faveur de la société Paks II. En effet, ainsi qu’il ressort des constatations opérées par le Tribunal aux points 6 à 8 de l’arrêt attaqué, la modalité consistant dans une telle attribution était indispensable à la réalisation de l’objet de l’aide ainsi défini ». On doit avouer que l’on a du mal à comprendre comment le Tribunal a pu en juger autrement.
On remarquera que la Commission avait déjà pour habitude d’intégrer le respect du droit des marchés publics ou du droit des concessions dans le contrôle de compatibilité des aides d’État en cas de prolongation de la durée des marchés ou des concessions. Mais il est vrai que, tant sur l’objet de l’aide que sur l’existence d’une « modalité indissociable », le lien se présente alors de manière très pure et donc non discutable (par exemple, voir les décisions N 420/2005 relative à l’allongement de la durée des concessions des sociétés d’autoroutes du tunnel du Mont-Blanc (ATMB) et du tunnel Maurice Lemaire (TML/APRR)) ou SA.49335 du 27 avril 2018 ou SA.48472 du 14 juin 2018).
Sur le deuxième point, c’est-à-dire sur le défaut de motivation de la décision de la Commission, l’arrêt est aussi, à notre connaissance, inédit. Il juge que, après s’être penchée à titre surabondant sur le fait de savoir si l’attribution directe était conforme au droit des marchés publics, la Commission ne pouvait se contentait de renvoyer à sa décision de ne pas ouvrir une procédure en manquement contre la Hongrie concernant cette attribution directe. Plus concrètement, elle estime :
Cette solution nous paraît également totalement justifiée.« [qu’il] convient également de rappeler que la Cour a jugé que la Commission n’a pas le pouvoir de déterminer de manière définitive, dans le cadre d’une procédure en manquement, les droits et obligations d’un État membre ou de lui donner des garanties concernant la compatibilité avec le droit de l’Union d’un comportement déterminé, étant donné que, en vertu de l’article 260, paragraphe 1, TFUE, la Cour est seule compétente pour constater qu’un État membre a manqué à une des obligations qui lui incombe en vertu des traités. Partant, la clôture par la Commission d’une procédure en constatation de manquement contre un État membre, qui constitue l’exercice d’un pouvoir d’appréciation discrétionnaire de celle-ci, sur lequel, par ailleurs, la Cour ne peut exercer un contrôle juridictionnel, ne saurait être déterminante aux fins de l’appréciation de la conformité au droit de l’Union de la réglementation ou de la mesure nationale ayant fait l’objet de cette procédure (voir, en ce sens, arrêt du 4 octobre 2024, Tecno*37, C‑242/23, EU:C:2024:831, points 29, 32 et 33 ainsi que jurisprudence citée).
106 Ainsi, en l’espèce, certes, rien n’empêchait la Commission de se référer, dans la décision litigieuse, à la procédure en manquement de 2015 et, en particulier, aux conclusions qu’elle avait tirées au terme des appréciations effectuées à cette occasion, en tenant, le cas échéant, compte d’informations ou d’éléments qui auraient pu lui être parvenus depuis la clôture de cette procédure et avant l’adoption de la décision litigieuse.
107 En revanche, eu égard à la jurisprudence citée au point 105 du présent arrêt, une simple référence à une telle procédure en manquement ainsi qu’à la disposition qui serait, selon la Commission, applicable au cas d’espèce, sans aucune indication des autres éléments concrets pris en considération par cette institution et de la méthodologie selon laquelle celle-ci est arrivée à sa conclusion, ne saurait satisfaire aux exigences de l’article 296 TFUE ».
Il reste à savoir comment cet arrêt sera appliqué : les recours devant le tribunal et devant la Cour n’étant pas suspensifs, il est fort possible que la mesure d’aide ait déjà été mise en œuvre et, du reste, une nouvelle notification pourrait être adressée à la Commission. Quant au contrat signé sans publicité ni mise en concurrence, cela pourrait conduire à une résiliation, si un juge hongrois devait être saisi et qu’il estimait qu’il n’y avait pas de motifs valables à cette absence, sur ce quoi la Cour ne s’est pas penchée dans l’arrêt commenté.
François LICHERE
Professeur agrégé en droit public